Cet entretien est paru dans
Filigranes N°28


"Trop vrai pour ętre beau"
Mars 1994


 

Une  entrée tardive en écriture
Entretien avec Marie-Christiane Raygot

Marie-Christiane Raygot vit dans le Var et a travaillé à la Bibliothèque Municipale d'Aubagne.

Ecrivain (prix Luc Bérimont 1990), elle a publié Territoire des échos (Cahiers Froissart n°138), Paysages d'Absentes (La Bartavelle), Des coulisses de la nuit (Revue Souffles n°50 /1992), ainsi que des textes épars dans Froissart, Jointure, Vents et marées, Traces, Filigranes, et Lieux d'Etre  

 

Une  entrée tardive en écriture

M-Ch.R. : Pourquoi me suis-je mise à écrire ? A la suite d'un bouleversement. En 86, des amis très chers ont péri dans un accident de voiture. Un an après leur mort, une exposition de leurs sculptures a été organisée à Aubagne. A ce moment-là, je leur ai écrit une première lettre, puis un poème, et le flot a été libéré. Pour moi, c'était un refus de leur départ brutal et je continuais ainsi à leur parler. Quand j'écris, la mort est sous-jacente : c'est une fascination... La mort, c'est peut-être ce qu'il y a de plus important dans la vie.

 

La poésie c'est plus la manière dont on dit les choses que les choses qui sont dites

M-Ch.R. : Saint-John Perse, dans la Pléiade, cela a été un déclic. J'ai lu ses textes, séduite par la beauté de ce qui se disait là. J'ai adoré cette luxuriance et je crois que mes premiers poèmes étaient dans la mouvance de Saint-John Perse.

Aujourd'hui, la poésie que j'aime, c'est en particulier celle d'un Roberto Juarroz ("Poésie verticale"), un philosophe-poète argentin. Dans son oeuvre le rapport entre la philosophie et la poésie m'intéresse. Sa poésie est une construction presque mathématique, c'est une façon d'avancer en créant des procédés originaux qui eux-mêmes deviennent substance poétique. Pour moi qui pars à l'aveuglette et dans le désert le plus complet, c'est important. Si j'avais une formation philosophique j'écrirais peut-être différemment...

 

La métaphore

M-Ch.R. : Quand j'ai démarré en poésie, je ne savais rien. Après être allée au Marché de la Poésie en 1990, et après avoir fait un stage (je venais de recevoir le prix Luc Bérimont), j'ai eu à organiser des animations mensuelles de lecture de textes pour la bibliothèque d'Aubagne : j'ai choisi une approche de la poésie contemporaine. Les émissions d'André Velter ("Poésie sur parole" France-Culture) m'ont beaucoup aidée. Je découvrais des poètes qui ne figuraient pas encore dans les anthologies classiques. Ce fut la révélation. A cette époque-là, j'aurais d'abord défini la poésie comme une forme du langage qui fait appel à la métaphore, à l'image, à l'analogie.

Je vois la métaphore comme une correspondance, une concurrence entre le monde perçu et le monde que l'on recrée. Ecrire, c'est utiliser les outils du langage ordinaire (puisqu'on ne dispose de rien d'autre) pour recréer un objet qui voudrait être différent, qui voudrait traduire ce qu'il y a derrière le monde.

Je ne veux pas dire les choses telles qu'elles sont. J'use de figures, de détours. L'art de la poésie c'est peut-être tout simplement la suggestion. Ce n'est pas lié pour moi à un travail d'observation. C'est un ajustement des mots. Les faire coexister dans une proximité inattendue, voilà ce qui me satisfait. La métaphore réussie vient de cette combinaison maîtrisée.

 

Le mystère de la peinture, le mystère de l'écriture

M-Ch.R. : Mon rêve aurait été d'être peintre. J'aimerais retrouver dans l'écriture le mystère de la création en peinture.

Par exemple, j'adore le peintre Paul Delvaux. Si je pouvais retraduire son climat dans l'écriture poétique! La poésie doit ouvrir sur le mystère, en instaurant des marges, des entrées et des sorties secrètes. Elle appartient au domaine du sacré. Nous avons perdu la notion du sacré. C'est une maladie, dit Juarroz. La meilleure façon de resacraliser le monde n'est pas de passer par les instruments traditionnels de la religion mais par la poésie. Elle permet à l'homme d'aller vers ce qu'il ne comprend pas, vers ce qui ne peut être dit. La poésie c'est l'écriture de l'indicible.

Si mes tentatives - souvent par le truchement de l'image - réussissent à ouvrir au lecteur des chemins pour une autre lecture, alors je suis sur la bonne voie.

 

La poésie, un regard  sur l'envers des choses

M-Ch.R. : Je suis contre la poésie-démonstration, contre la poésie qui pose des questions et qui tâche d'apporter des réponses, et aussi contre la poésie militante bien qu'il y ait de très beaux poèmes militants. Je pense à Nazim Hikmet. J'ai l'impression que je ne pourrais pas écrire sur des thèmes d'actualité, même si cela me touche.

La poésie est un regard sur l'envers des choses de l'homme. Une poésie trop claire ne m'intéresse pas. C'est un chemin trop facile. Une poésie accessible pour tous serait menacée dans sa qualité. C'est peut-être une façon élitiste de voir les choses...  Je suis de ceux qui disent que Prévert a fait beaucoup de tort à la poésie. Sinon lui, du moins ceux qui l'ont  désigné comme le seul territoire possible.

En fait, le problème ce n'est pas  Prévert, mais l'usage qu'on en fait. Je porte là un regard critique sur l'éducation et la formation à la lecture des textes poétiques. Si on préparait les hommes et les femmes d'aujourd'hui à traiter le mystère, "l'envers des choses", il me semble qu'ils liraient toutes sortes de poésie. Ce qui m'intéresse donc c'est l'invention d'autres formes d'accès à la poésie.

 

Dire comment je travaille...

M-Ch.R. : Combien de personnes m'ont dit : "s'il n'y a pas d'émotion, il n'y a pas de poésie". Je réponds non ! Même si, au début l'écriture est partie d'un choc, elle est maintenant pour moi un travail.  Pour écrire il faut que je sois disponible, sans obligations ni soucis. 

Je n'écris pas d'un seul jet. Quand une phrase m'arrive, elle entraîne d'autres phrases le jour même ou un mois plus tard. Après il y a une technique, une sorte de cuisine... mais il n'existe pas de recettes. Je jette, je raye, je repars à zéro, je garde des morceaux, je fais la chasse aux adjectifs. Quand la formule est concise, pour moi, c'est une bonne formule. Le moment du choix est délicat. L'écriture est finalement une affaire d'essartage, de débroussaillage ; il faut défricher, tailler. Il y a du plaisir et de la souffrance à se battre avec les mots.

Q : Dans ton recueil "Les coulisses de la nuit", paru fin 92, le monde posé en début de poème est volontairement clos, à la fin, d'une phrase presque définitive.

M-Ch.R. : C'est probablement inconscient. Le poème naît, s'épanouit, se dresse, puis sa chair décroît et s'éteint. A cet instant son destin est noué, la courbe se ferme.

Le temps et l'urgence ont joué un rôle pour ce recueil. J'ai mis huit jours et presque huit nuits à le terminer. J'ai dû chercher un lien pour les textes épars, puis les sept derniers poèmes écrits dans la même foulée ont trouvé une cohérence dans leur organisation.

Les thèmes récurrents dans mes recueils ? Oui, l'absence, la nature, la femme, le temps, l'ailleurs, et la mort qui est toujours là. Je n'ai pas le sentiment de transmettre un message, ou d'avoir des choses remarquables à dire. Me passionne surtout le passage du langage ordinaire à une représentation transformée du réel.

 

Les prix de poésie

Q : Pourquoi se soumettre à l'épreuve des prix ?

M-Ch.R.: Je vis hors des écoles. Les prix sont pour moi la seule façon d'avoir un avis, un écho, un retour sur ce que j'écris. Seule, je ne suis pas capable de juger : le Prix Luc Bérimont m'a confortée.

Les prix m'ont donné la possibilité de rencontrer d'autres auteurs, de me mettre en contact avec eux. J'entretiens des correspondances avec ces poètes à l'occasion de la sortie d'un recueil par exemple.

La communication la plus importante que j'ai eue avec des personnes inconnues s'est faite par l'intermédiaire de la poésie. Par lettre ou lors de rencontres comme celles de Valenciennes ou de Rodez, on peut aller au plus profond des choses.

 

Et la lecture publique ?

Q : Quels liens fais-tu entre ton activité d'écriture et ton travail en bibliothèque ? Est-ce vrai que le texte poétique n'est pas lu ?

M-Ch.R. : Oui, sur les rayons des librairies et des bibliothèques la poésie est bien minoritaire. En tant que bibliothécaire, j'ai cherché des moyens de faire lire les auteurs que j'avais aimés. Par exemple la littérature japonaise.

Mes arguments étaient plutôt affectifs. Je nouais des contacts avec les lecteurs, et quand je recommandais tel ou tel ouvrage, ils me faisaient confiance.

Cependant, même les lecteurs avertis refusent souvent la poésie. Les rares personnes qui en lisent, savent ce qu'elles veulent et se dirigent seules vers les rayons. Ou alors elles en écrivent elles-mêmes et s'y intéressent pour cette raison.

J'ai donc entrepris d'organiser des séances de lecture une fois par mois. Cela a été possible dans un cadre bien précis. Chaque séance était consacrée à deux poètes contemporains. Pour moi, la poésie passe par la voix. Ainsi elle a un tout autre impact que lue silencieusement. Mon projet, puisque je ne suis ni comédienne, ni critique, ni professeur de lettres, n'était pas de lire les textes moi-même, ni de faire de l'analyse de textes, mais de proposer simplement l'approche d'un poète par l'écoute de cassettes.

Je faisais entendre pendant dix minutes des textes lus par des comédiens (les cassettes d'André Velter par exemple): Juarroz, Jabès, Joyce Mansour, Roubaud, Segalen, Jean Rousselot, Eugenio de Andrade, Maurice Blanchot, Alain Jouffroy, Norge, Jean Senac, Claude-Michel Cluny, Philippe Jaccottet, Abdelamir Chawaki, André-Pieyre de Mandiargues, René Daumal, René Depestre, etc. Les participants avaient la photocopie des textes et disposaient d'un temps de lecture personnelle. Autre forme d'appropriation, certains les relisaient à voix haute pour les autres. Il y avait ensuite une présentation de l'auteur suivie d'une discussion.

Des personnes qui ne s'étaient jamais, jamais intéressées à la poésie ont été très motivées par cette confrontation à des auteurs souvent inconnus d'elles. Elles étaient confrontées à des textes peut-être difficiles, mais je ne voulais faire aucun compromis avec les goûts supposés du public. Je pense que c'était réussi. Mon regret cependant a été de ne pas trouver assez d'auteurs féminins à présenter, excepté peut-être Joyce Mansour, Marina Tsvetaïeva...

J'ai aussi fait intervenir des revues : Filigranes par exemple, et des auteurs tels que Dominique Sorrente, Marie Rouanet, Serge Bec, Frédéric-Jacques Temple, Jean Bouhier. C'était bien qu'on puisse voir que la poésie s'incarne dans des personnes réelles. 

                          

Entretien réalisé
par Michel et Odette Neumayer
(Mars 1994
)

 

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