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Cet entretien est paru dans
Filigranes n°30
"La leçon" (Novembre 1994)
 

La langue, comme un fleuve...
Entretien avec Robert AMAT

Robert Amat vit et écrit à Lurs(04). Il a publié deux recueils "Eclats de paysage" et "Souffles"[1], ainsi que divers textes dans les revues ACTION POETIQUE et FILIGRANES.

 

L'entrée en écriture

Q : Tu as dit un jour, "J'écris contraint et forcé. Il faut que je me mette dans un coin pour écrire. Il y a donc une passion de l'écriture. Je suis un saint récalcitrant botté aux fesses par son dieu."
R.A.  : C'est une comparaison, plus qu'une réalité. Je ne suis pas un mystique et je n'ai jamais eu d'apparitions... Il y a longtemps que je me mêle d'écrire, comme tout le monde, étant donné que j'ai commencé à écrire du temps de mon adolescence quand j'étais pensionnaire. A l'époque, je tenais un journal. Il m'arrivait d'écrire des poésies. J'ai d'abord été imprégné de Victor Hugo puisque mon père, qui en était un admirateur, avait les oeuvres complètes chez lui. J'ai lu cela très jeune, tout enfant, et cela m'est resté comme une féerie. Vers la fin de mon adolescence, quand j'ai commencé à aller de par de le monde, j'ai découvert Apollinaire. Cela a été une révélation, une ouverture considérable, une oeuvre moderne qui me fascinait ! Pendant une très longue période, j'ai rempli des pages et des pages. J'écrivais au crayon sur de petites feuilles - n'importe lesquelles, des quittances, des factures, des pages de cahiers arrachées. J'en avais des collections que j'ai gardées longtemps. 

Ecrire, militer

Puis, un jour, j'ai eu une deuxième révélation. J'ai rencontré des poètes parce que le hasard a voulu que je sois instituteur à Marseille dans la même école que Jean Malrieu. Je ne savais pas du tout qu'il écrivait, qu'il était poète et j'apprends par le journal qu'il a le prix Apollinaire. C'était dans les années 55/56. Nous en sommes venus à parler de poésie ; je lui ai montré un de mes textes, il m'a encouragé à continuer. Est-ce lui, est-ce le hasard, est-ce  Joseph Guglielmi, qui m'ont entraîné à venir aux réunions d'Action Poétique chez Henri Deluy ? Pendant deux ou trois ans, j'ai pour ainsi dire milité.
A l'époque, nous étions très proches du Parti Communiste. Nous allions lors de manifestations lire dans les campagnes, ou à Marseille. Nous organisions des séances de poésie dans le département et nous lisions les textes de l'Action Poétique. Dans la période qui a entouré mon service militaire, j'avais écrit un certain nombre de poèmes très engagés, notamment un texte sur la guerre d'Algérie (une espèce de tract en versification libre) qui a été publié dans le numéro spécial d'Action Poétique.
C'était une période où écrire c'était surtout un engagement. Il s'agissait de faire quelque chose... L'écriture, cela allait de soi. On avait un message à faire passer. Il s'agissait de lui donner une voix écrite, cohérente, lisible et qui fasse impression. On n'analysait pas la technique de l'écriture. On écrivait sans ponctuation. On allait à la ligne de temps en temps pour avoir une sorte de mise en page, pour aérer. Il fallait être percutant, avoir de l'élan, de la force, une certaine violence.

L'écriture, entre théorie et pratique

Les théories littéraires à l'oeuvre dans le groupe étaient très proches du surréalisme. Il y avait aussi, du fait d'Aragon et du PC, non pas Marx lui-même, qui n'a, à proprement parler, jamais écrit sur la littérature, sauf des textes brefs réunis à l'époque aux Editions Sociales sous forme d'un volume... Nous étions très influencés par le réalisme socialiste, mais nous ne nous sentions pas du tout sur ce terrain-là. Politiquement, nous voulions produire des textes engagés. Voilà tout. Esthétiquement, ça regardait plutôt du côté du surréalisme. On en parlait beaucoup mais curieusement cela ne nous troublait pas.

Q : Quels étaient les lecteurs de ces textes ?
R.A. : Mon entourage à Action Poétique d'abord, et j'ai eu beaucoup de chance parce que c'était une lecture critique très serrée. Comme j'étais susceptible, cela ne se passait pas toujours bien. La critique portait sur le texte, l'écriture, les images trop faciles ou éculées, déjà employées ; des images nées d'un effet d'entraînement de la grammaire et non de réelles trouvailles.
Après cette période de jeunesse qui a duré jusque vers mes 30 ans, je me suis arrêté d'écrire. La tentation c'était de se laisser aller à la véhémence qui donnait un quitus trop facile à la poésie.
J'ai cru que j'étais doué pour le récit. Je me suis mis à écrire des romans que j'ai essayé de faire publier. Au hasard, parce que je n'avais pas de contacts. Je ne savais pas comment m'y prendre. Quelques fois on me répondait. Mais j'étais trop jeune pour accepter la critique et j'avais l'impression qu'ils ne comprenaient rien à la façon dont j'avais voulu écrire. J'avais envoyé des textes aux Editions de Minuit, à Gallimard. En vain.
 

La Guyane

Après la période de productions de récits, je me suis remis à écrire des poèmes, vers quarante ans, en revenant de Guyane sous l'influence de cette terre énorme qu'est l'Amérique du Sud. La forêt vierge vous laisse une impression extraordinaire. La vie est tout autre là-bas. Sans compter cette sorte de contact hétéroclite et fascinant : la rencontre de la culture européenne occidentale et des indiens, ces personnes complètement rejetées dans la forêt, traitées en cheptel.
Je n'avais pas souhaité le retour en France. Il y a eu cette sorte de rétrécissement, d'enfermement dans une région froide, humide, grise l'hiver. Cela a été un choc. Une certaine déception. Et sans doute l'écriture est venue là comme une espèce de refuge, ou de retour sur soi. Alors j'ai renoué avec la poésie.
J'étais curieux de voir ce qu'il y avait dans ma malle. J'ai trouvé mes anciens écrits nuls, sans travail. J'ai ressorti une lettre qu'André Maurois m'avait écrite dans les années 50. A l'époque, je lui avais envoyé des petites poésies. J'ai vu une leçon d'écriture dans sa longue lettre qui m'a profondément touché. Sa conclusion était en substance : "Je suis un vieux monsieur, j'écris beaucoup, je n'ai pas le temps de lire. J'ai vu vos textes. Il faut que vous en fassiez quelque chose et pour cela il faut beaucoup travailler."
J'ai mis cette lettre à profit, puisque pendant des années j'ai travaillé sur moi, sur ma façon d'écrire en éliminant, en me forçant à écrire peu à la fois parce que c'était cela qui était la porte de ma débâcle d'écriture : quand ça venait bien, quand ça avait l'air tonitruant, ou emporté par une certain élan, alors je remplissais une page et c'était faible.
Ce n'était plus une écriture militante comme avant. La vie que j'ai menée à cette époque-là m'a complètement séparé du militantisme. Cela a été une grande déchirure. Il y a eu ces événements terribles qui nous ont secoués dans les années cinquante : Berlin, Budapest, etc.
J'ai eu finalement une grande méfiance, voire une phobie à l'égard de l'écriture engagée. C'est vrai, il y a eu un repli, bien que je continue à lire cela et à l'admirer (je pense à Benjamin Péret). Si j'arrivais à aller dans cette direction-là je serais très satisfait de moi. Pour l'instant je n'y arrive pas.

Vérité et clarté

Vers ma quarantième année, j'ai découvert qu'on ne peut rien dire directement.  En prose on peut essayer, même si la plupart du temps c'est un peu une illusion de dire les choses directement. La prose technique peut le faire dans la mesure où on admet qu'il y a, jusqu'à un certain point, une correspondance entre un mot et une chose. Mais en poésie...
Q : Certains de tes poèmes sont assez clairs pourtant !
R.A. : C'est un des problèmes que je n'arrive pas à comprendre.  C'est vrai qu'il faut que ce soit clair et j'essaie de l'être. Mais du fait de cette expérience malheureuse que j'ai eue de la confusion entre le flux, l'élan et le sens poétique, je me méfie beaucoup de la non clarté que j'associe d'ailleurs à la non concision. La non clarté masque souvent le vide ou le tour de main, la fabrication. On fait un peu du confus et on donne l'impression que c'est de la poésie. Et je m'en suis souvent rendu coupable.
Après la période Action Poétique, quand j'ai recommencé à écrire, j'adhérais beaucoup à certaines thèses issues du Surréalisme et de Dada où le message ce n'était rien. Mais le message c'est le problème que je rencontre de plus en plus souvent : quel message ? Je n'ose pas avoir un message. Je suis trop petit, individu isolé, quasi nul, pour avoir un message sauf ceux du quotidien. Il ne s'agit pas de nier les messages. On en attend. Sans messages il n'y a pas de vie.
Pour moi, en poésie, il s'agit aujourd'hui de faire passer quelque chose de l'ordre d'une force liée aux éléments. Pas seulement la foudre et la pluie. L'humanité est traversée d'éléments : une guerre, une grève, ce sont des forces terribles. La mort. L'amour. Le noyau de la poésie, c'est de ne pas pouvoir dire les choses directement, en raison du caractère mythique et indicible de ces forces.  On ne peut rien en dire, sinon par abus, par substitution.
J'essaye d'écrire sans métaphores, mais c'est impossible. Parce qu'un mot à lui seul est déjà une métaphore : ce n'est pas un objet réel. Quand je dis "écrire sans métaphores", je veux dire "d'une manière plus nue, plus resserrée" et là je crois que c'est une école intéressante.

Q : Dans ton recueil "Souffles", tu abordes l'une des questions essentielles de l'humanité, c'est-à-dire la mort...
R.a. : J'ai toujours été préoccupé par la mort, étant donné que tout enfant j'ai été malade, condamné à plusieurs reprises. Une partie de ma jeunesse, je l'ai passée dans la chambre, couché, privé de faire ce que faisaient les autres, comme d'aller dans la rue, à la campagne... Il fallait que je m'échappe... C'était violent. La mort a donc toujours été un horizon. Maintenant, c'est à la fois plus apaisé et en même temps plus directement présent.
Q : Que tu sois lu et perçu de façon claire, n'est-ce pas l'affaire de ton lecteur aussi...
R.A.  : On est sans pouvoir sur la lecture et sur le lecteur. Cela soulage, heureusement. J'ai essayé de parler de la clarté de mon écriture. Je  disais en commençant : c'est un problème que je ne résous jamais. Il est toujours devant soi.
J'associe la clarté à la vérité. Ce sont des concepts difficiles à définir. Il arrive aussi un autre terme : authenticité. Il faut les associer aux notions d'artisanat, de cohérence et de résistance du matériau qui constitue l'objet appelé poème. Il y a une morale liée à l'écriture qui est sa vérité. Une sorte de morale par élimination. Il y a d'abord la vérité de la grammaire. Il faut avoir en permanence la grammaire devant soi, même si on tape dessus, même si on transforme pour faire des mots-valises etc. autant de choses qui m'enchantent.
Je pense à ce tout petit texte ("Basic instinct" de James Edward Parker) dans le dernier numéro de Filigranes. Il y a là une vérité de l'écriture qui nous saisit. Un texte comme celui-là touche précisément à ce qui nous fait peur dans la langue. Aux racines de la langue. La peur de perdre la parole, de devenir aphasique, de rencontrer quelque chose qui n'est plus humain.

La langue, la communauté humaine et l'écart

Q : La grammaire n'est-elle pas une protection face à ce qui fait peur dans la langue ?
R.A. : Je ressens la grammaire comme un appui. Dans l'écriture il faut du jeu sinon c'est plat, redondant, déjà dit. La grammaire permet ce jeu. Il y a à trouver l'écart, à franchir une certaine limite, sans quitter pour autant la communauté humaine, celle du moins avec laquelle on vit. L'écart maximum, c'est en effet celui au-delà duquel on n'est plus compréhensible. Il ne s'agit pas d'être simplement compris mais d'avoir la certitude - l'a-t-on jamais vraiment ? - qu'on demeure humain, dans le monde humain et non pas dans un monde un peu vide où se télescopent des vocables.
Quand j'écris, j'essaie de me mettre à l'écoute, d'être moi-même possédé de l'intérieur par quelque chose d'élémentaire. D'être élémentaire en le disant. Mais c'est une force qui peut-être n'existe même pas ! Une hallucination, une façon de parler... Ecrire, c'est employer les mots, les agencer (grammaire et prosodie), et être traversé de cette chose élémentaire. 

Le mythe

Q : Cela ne relève-t-il pas du mythe, de quelque chose qui serait fondateur ?
R.A. : Du mythe au sens anthropologique. Encore une fois, on revient au thème de l'indirect. Ces choses originelles, on est obligé de les figurer par des paroles sous forme de mythes. On est obligé d'en parler sous forme de figures.
Je ressens la poésie - celle que je fais et celle que je lis - comme quelque chose d'intermédiaire, un moment, un passage. En écrivant de la poésie, on accède - après un certain temps - à un autre mode de pensée, où tout devient obscur. Je ne sais rien formuler là que ce mot, ce vide, cet obscur devant lequel on est fasciné. C'est cela qui renvoie au mythe : on amenait le héros dans une caverne ; quand il était réputé assez avancé on le conduisait dans une salle plus profonde. Au fond il y avait un voile et on lui disait : maintenant tu vas tout voir. Mais derrière le voile il n'y avait rien que le noir et le mur de la grotte... L'écriture poétique c'est la façon humaine de dire, de constater, d'exorciser, de se protéger.  

On ne domine pas la langue, on est dedans

J'ai fait à un moment de ma vie du kayak. Quand on est au milieu d'un rapide, on ne le domine pas. On ne peut avoir cette prétention. Il faut lui obéir d'une manière stricte. Et savoir comment va ce train de forces, pour s'appuyer dessus.
Je compare cette activité à l'écriture. Ecrire, c'est un peu comme des coups de pagaie. On prétend qu'on en sait assez pour placer le coup de pagaie au bon endroit et que donc on absorbe au moins une partie de la force sur laquelle on essaie de s'appuyer pour en donner un rendu. On maîtrise l'objet poème, mais jamais la langue. On s'appuie dessus. On participe. On est dedans.
Il s'agit un peu de se frayer un passage. Le texte ce n'est pas seulement des mots couchés sur le papier. C'est une correspondance dans le mouvement même de l'écriture, presque terme à terme, entre cette force qu'on essaie de capter, de rendre sensible et compréhensible - en somme dominer -  et l'écriture que l'on produit. Correspondance, adéquation. On voudrait que ça se confonde physiquement presque.  

La musique

Je suis fasciné par la musique. Les musiciens ont la chance d'employer un matériau qui peut s'organiser de toutes sortes de façons (horizontalement, verticalement ; avec des harmoniques, une mélodie, un rythme, des dissonances, des ruptures).
J'écris avec cet arrière plan dans la tête. Tout texte échappe à celui qui a voulu écrire parce que les mots, à la différence des sons, véhiculent toutes sortes de sens. Certains disent qu'ils sont entachés de sens et qu'il faudrait faire avec eux comme avec la musique. 

Le jeu de l'écriture

J'ai l'impression qu'en écrivant on est toujours au stade de l'amateur, sauf si on sait être grammairien. Amateur en ce sens qu'il y a toujours un imprévu qu'on voudrait dominer mais qu'on ne sait pas dominer. C'est le jeu même de l'écriture. Ce qu'on arrive à dominer - dans le meilleur des cas - c'est l'objet. On produit un objet qui a des caractères finis. Mais le flux et la langue sont sans fin. La langue c'est comme le fleuve; quelque chose où nous nous baignons, qui nous emporte, qui est grandiose. On sent qu'on vient d'une origine qui est le monde tout entier.
Quand je pense au fleuve, je n'entends plus la grammaire, mais quelque chose qui est la voix humaine, articulée qui nous met en relation avec le sens et l'origine. C'est pour cette raison que je dispose mes textes d'une certaine façon. Pour la lecture, il est important de donner des idées sur la façon de couper le texte, de décoller la syntaxe de l'obliquité de la poésie. En somme la poésie traverse la syntaxe en oblique. Il y a des moments où elle coïncide avec la syntaxe et d'autres où il est nécessaire de ne pas se laisser piéger par elle.

Cet entretien a été réalisé
par Odette et Michel Neumayer
en octobre 1994

Essai d'un chant

Jamais la forêt ne parle
sans que le vent ne conduise
les embarcations lointaines 

hors de l'ombre  là-bas
par la musique, la mémoire.
L'air y ondule en milliers 

d'oublis autour du sens
impénétrable, ombre là-bas
que nous étions, fausse naissance. 

Arbres sur le départ, avant
la nuit que dire de la
traversée ? Si la musique 

est l'ombre du silence, ombre assise
sur toute fin, c'est nous-mêmes
dans cette nuit entre les tempes 

habités par un bruit que la
parole ne reproduit pas,
nous-mêmes en oubli, mortelle

périphrase et vie rêvée.
L'oubli ne parle pas : car
si le messager fatal se tient 

dans l'invisible, le tremblement
de l'air ne fait signe de rien.
Rêver dans le sommeil de la forêt 

fait taire la mémoire, vertige
et folle erreur de temps, ce qui
n'est pas émerge de la nuit sans 

visage mais ruisselant,  ce
qui émerge est sans mémoire,
étrange amour dans le silence. 

Robert AMAT   "Souffles"

 


 


1] Colloques d'Albi Langages et Signification (CALS), Université de Toulouse- Le Mirail, collection "Carnets d'écriture", 19, rue Col de Puymorens, 31240 L'UNION)

 

 
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Dernière modification : 16 novembre 2010