La photo,
c'est d'abord
de la
lumière………

 

 

 

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Cursives 76

Entretien avec
Pascal Bonneau

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Les photographies que je produis et expose
sont des instants de promenade, de contemplation et d’émerveillement
pris au hasard.
Ne dénonçant ni ne revendiquant rien,
leur seule ambition est
de transmettre et de
faire partager ce qu’il y a de plus éthéré dans
ma vision de la nature ; elles sont présentées comme
de simples propositions de bonheur.
Ces photographies sont des images au platine et au palladium.
 Pascal Bonneau
(www.pascal-platine.com)



L’inflation photographique


Filigranes : En tant que photographe, que penses-tu de l’inflation actuelle des photographies ?

Pascal Bonneau : Nous vivons dans un monde d’images. N’importe quel téléphone portable peut en faire. Cela dure le temps d’un clic. Il y a pareillement inflation de vidéos. Tout cela ne me gène pas dans la mesure où je n‘en suis pas consommateur. Sur le fond, cependant, je ne vois pas à quoi ça mène.
Une photo a vocation de témoigner de l’actualité. On l’a vu récemment avec Haïti. Cependant toutes ces images n’empêchent ni les catastrophes, ni les guerres, les génocides.


Filigranes : Il y a des photos qui sortent du lot, qui restent…

P.B. : C’est la capacité du photographe à en faire une œuvre. Prenons Willy Ronis ou Guy Le Querrec… ils avaient une démarche d’auteur, même quand ils ”faisaient de l’actualité”. Quand Henri Cartier Bresson est allé en Inde, qu’il a pris Gandhi, c’était de l’actualité.

Certes, il était sur place lors de l’attentat. Ses photos ont pris une autre dimension à travers le temps. Même si, parmi toutes les photos d’aujourd’hui, beaucoup ne resteront pas, d’autres perdureront. Je pense à cette photo prise par Nick Ut d’une fillette courant sur une route du Vietnam après un bombardement au napalm.

Filigranes : Revenons à Ronis, qui a pris des photos à Aubagne dans les années 30 ou à Doisneau avec son petit garçon avec la baguette. N’importe qui aurait pu les prendre !

P.B. : Pas sûr. Doisneau n’aimait pas la foule, mais il aimait le contact avec les gens. Surtout, il savait attendre ! Comme un chasseur à l’affût. Il faut saisir le moment où le gamin est bien, où il a une bonne attitude, une bonne bouille. Quant à savoir pourquoi une photo marque et reste, je pense que l’affect joue un rôle important. Ces photos des années 50 – même pour moi qui suis né un peu plus tard – je les adore.

C’était évidemment de la photographie d’auteur, mais cela renseigne aussi sur la manière dont les gens étaient habillés, sur les rues, les voitures. Je me dis que ce devait être chouette dans ce temps-là. C’est le témoignage social que j’aime, un peu comme pour la peinture qui, bien avant la photo, a informé les historiens.  

Les maîtres

P.B. : Ceux qui m’ont amené à la photographie, ce sont bien sûr Robert Doisneau, Henri Cartier Bresson, mais plus encore Eugène Atget, Gustave Le Gray, les grands paysagistes américains, Minor White, Ansel Adams, lequel a beaucoup photographié dans les grands parcs américains à la "chambre".

Et puis, Edward Weston à qui l’on doit, en 1923, une série de photographies du Mexique tirées au palladium. Ce sont des artistes qui viennent du classique. Pour eux, la photo, c’est d’abord de la lumière ! Le paysage, c’est le seul motif où des liens entre photo, traitement de la lumière et peinture sont possibles.  

Filigranes : Oui, pourquoi cet intérêt pour le travail des paysagistes, très proche de la peinture, finalement ?

P.B. : Je ne connais pas bien la peinture américaine de paysages. Je suis sensible, en revanche, aux impressionnistes français. Pour leur traitement de la lumière, essentiellement. G. Caillebotte et son "Pont d’Argenteuil" notamment. La transparence de la lumière et des reflets, c’est assez sidérant de pouvoir traiter ça en peinture.

Je pense aussi à un paysage de Claude Monet : "La Pie, effet de Neige", un contre-jour avec des transparences de neige qui restent parfaitement blanches. En photographie argentique, c’est impossible à sortir avec cette finesse et ces transparences de lumière. Il y a tellement de paramètres. Le photographe n’est pas aussi libre que le peintre. Le peintre transgresse.

Pensons à Cézanne qui, dans la série des Sainte Victoire, est presque arrivé à l’abstraction. En comparaison, le photographe se met devant une Sainte Victoire, il prend une vue ou deux. Il va peut-être choisir l’heure. Il évitera le plein midi. Mais il "ne mettra pas la main dedans".


 

(c) P.Bonneau "Lure"

 

La ”chambre”

P.B. : La chambre, c’est mon appareil photo. Une chambre photographique, c’est un appareil en bois à soufflet. Le format est donné par les films en feuilles que j’utilise. Ce sont des plans-films en polyester. Le principe est celui des plaques. L’avantage, par rapport aux appareils de plus petits formats tels que les 24x36 et la plupart des boitiers numériques, c’est qu’on a un négatif de très grande taille, environ 20 cm par 25. Donc pas de limite dans l’enregistrement des détails et dans les possibilités d’agrandissement.

 

Mon engouement
pour les techniques anciennes

Filigranes : Ton intérêt pour le passé, en photo, on le retrouve dans les choix techniques qui sont les tiens.

P.B. : Ce qui m’intéresse, ce ne sont pas les techniques anciennes en elles-mêmes. Celle que j’utilise et qui date de 1873 n’a pas été dépassée ni surpassée par le numérique. À la fin du 19ème siècle, toutes les bases de la photographie moderne étaient posées. Même en couleur, la trichromie existait déjà. Toutes les améliorations qui ont eu lieu par la suite ont été des améliorations technologiques en rapport avec l’industrialisation. Il n’y a que la couleur qui ait un peu plus évolué.

Filigranes : Pourquoi cet engouement pour l’ancien dans un domaine où les technologies, de nos jours, évoluent vite ?

P.B. : Il réside dans le fait que je pars d’une feuille blanche, vierge. À la limite, je pourrais faire mon tirage dessus. Je fabrique ma mixture dans un petit godet avec une baguette de verre. Je l’étale sur le papier de façon à ce que ce soit bien réparti. Mon sensibilisateur, c’est l’oxalate ferrique. J’y ajoute soit du platine, soit du palladium, du chloroplatinite de potassium, du chloropaladate de potassium. Je laisse sécher, car il faut que ce soit parfaitement sec avant de mettre le négatif en contact direct avec la feuille. Cette solution est très acide.

Si je devais faire une centaine de tirages, cela pourrait entamer le négatif. Je ne fais donc que des tirages en nombre limité. Je mets ma feuille dans un caisson avec des tubes ultraviolets. Je pourrais le faire au soleil, comme au 19ème siècle… mais je n’aurais pas le même résultat le 15 juillet et le 15 janvier. Je règle la durée qui est très variable. Cela dépend du négatif et cela va, grosso modo, de 10 à 60 ou 70 minutes.

La lumière ultraviolette agit comme révélateur sur le mélange de platine. Elle transforme les sels de platine en un composé d’oxalate et de platine qui va être ensuite développé dans un révélateur. Celui-ci a pour but et pour effet de faire apparaître l’image instantanément. Enfin, il n’y a pas de fixateur, mais trois bains d’éclaircissement pour enlever les résidus ferriques.


 

(c) P.Bonneau "Peupleraie"

 

Le papier, matière première

Filigranes : Tu parles de papiers, mais ils vieillissent !

P.B. : Ils prennent de la patine. En matière de papiers argentiques, il y a en a eu de très bons. Mais, pour des raisons commerciales, d’une marque à l’autre, c’est la même chose. Pour les tirages platine, on peut choisir son papier. Il est préférable de prendre des papiers nobles, PH neutres, 100% coton. Ils ont une belle tenue, "une très belle main", comme on disait jadis, ce qui compte dans la présentation de l’image future et dans sa lecture.

Filigranes : C’est un processus très long par rapport à l’argentique ?

P.B. : L’argentique n’a rien à voir. Si je fais un ou deux bons "platines" dans la journée, c’est bien alors qu‘en argentique je fais 10 à 12 tirages dans le même temps. Je n’ai pas toute la préparation du papier à faire. En argentique, on achète une pochette de papier. Il est émulsionné. On le met sous l’agrandisseur, on l’expose, on le plonge dans un bain. On le ressort.

Ce qui est curieux c’est que pour révéler une image sur un papier argentique, il faut au moins trois minutes sur un papier alors qu'avec le platine on verse le révélateur et l’image apparaît sur le champ. Elle ne bouge plus. Les techniques anciennes ont des résultats incomparablement plus beaux, plus stables, plus profonds. Elles ont une pérennité totale : le platine, le palladium sont des métaux indestructibles. Ils apportent à l’image une présence, une profondeur, des tonalités différentes qui vont du brun chaud au noir neutre. Le tirage argentique, en revanche, vieillit même s’il est bien traité et conservé. Pour être précis, certains composants associés vieillissent.  

Le progrès, c’est quoi ?

Filigranes : En matière de photo, la notion de progrès pose, semble-t-il, problème…

P.B. : Un journaliste interrogeait Claudine Sudre qui était avec son mari Jean-Pierre, l’un des plus grands maîtres des techniques anciennes. Il lui a demandé quelle était la plus grande évolution en noir et blanc. Le 400 ASA, a-t-elle répondu ! Parce qu’on arrivait à faire des photographies à main levée, des photographies de mouvement. À partir de ce moment là, en noir et blanc ça n’a plus bougé.  

 

Un long temps d’apprentissage

Filigranes : Qu’est ce que tu ressens quand tu vois tes photos ?

P.B. : Si l’image est réussie, ça va, sinon il faut tout recommencer. On ne peut pas revenir en arrière : soit on a sur-exposé soit sous-exposé. Filigranes : Ce n’est plus l’émerveillement de la première fois ? P.B. : La première fois que j’ai produit à la manière ancienne, je me suis dit qu’au 19ème siècle c’était pareil, la procédure n’a pas changé. Mais, au fil des jours, de découverte en découverte, j’apprenais en même temps que je pratiquais.

Aujourd’hui, je maitrise un peu mieux ce que je fais au niveau chimique et en matière d’insolation. Du coup, je me consacre beaucoup plus à l’image elle-même, à la composition, aux assemblages. Filigranes : À la prise de vue ? P.B. : À la prise de vue, mais aussi au moment du tirage. Le platine donne une tonalité très noire et le palladium une tonalité très chaude. Je peux les associer. Il faut que je trouve le compromis, le procédé qui va servir l’image. Certains jours, ça vient tout seul. Parfois il me faut trois jours pour caler.

 

Le motif

Filigranes : Comme tu n’as pas d’optique, tu ne peux rien voir, tu dois te souvenir des tirages que tu as faits précédemment. Tu dois anticiper ton résultat, faire des projets.

P.B. : Oui, mais il y a des familles visuelles. Des familles de matières. J’ai trouvé sur la Sainte Baume une série de gros chênes, classés par l’ONF, des arbres "remarquables". Le chêne a une écorce très définie, très en relief, très noire. Pour moi, il est évident que c’est du platine qu’il faut utiliser, ça ne peut pas être du palladium. Je veux aller "faire des troncs" pour des assemblages : 4 négatifs en quadrilogie.

Comme j’ai fait avec les palmes : les assembler par quatre pour n’en faire qu’un seul tirage. Je cherche surtout à semer le trouble visuel, à perturber la vision. Dans la composition des cannes – elles sont très allongées – j’utilise cinq où six négatifs. Chacun représente un élément du précédent, que je décale. Je veux créer des ensembles à première vue homogènes et cohérents à partir de variantes.

Filigranes : Donc tu travailles sur projet ? Tu ne vas pas le nez au vent ?

P.B. : J’y vais plus mais je ne m’interdis pas de le faire. J’ai commencé "le nez au vent" avec le matériel dans la voiture. Je m‘étais dit : je vais faire beaucoup de négatifs. J’en ai exploité une bonne trentaine et puis, à un moment donné, c’est devenu un peu répétitif. Je ne voulais pas non plus tomber dans le piège du plagiat de la photo 19ème siècle. J’ai un peu vécu dans le Lubéron. Dans cette plaine, il y avait pas mal de grands champs avec, en lisière, de grandes cannes.

Un jour j’y suis allé avec la chambre et j’ai fait le premier de deux triptyques avec des panoramiques verticaux. Cela me trottait dans la tête depuis quelques temps. J’ai tiré et lorsque je l’ai vu sur le papier je me suis dit il y avait là quelque chose à fouiller… Maintenant je recherche ce type de sujets. Je fais des croquis pour voir si ça peut fonctionner avec une mise en page précise. Bref, je photographie moins mais je recherche plus le sujet qui va correspondre à l’idée que j’ai.

 

La création

P.B. : Il est difficile, dans le monde de la création, de faire d’une activité un véritable métier. Je suis venu à la photo parce que j’avais des images en tête. Je ne me suis pas posé de questions. Quand j’écoute de la musique, j’ai aussi des images qui me viennent. Les compositeurs et les poètes fabriquent des images. Je pense à Léopold Sédar Senghor que j’ai lu à l’école primaire ; j’étais en Afrique sans bouger de ma table d’écolier. À Baudelaire qui me fait "décoller" complètement. C’est peut-être ce besoin en moi d’images qui m’a amené à vouloir en prendre, en montrer.

Filigranes : Y a-t-il dans ton travail une place pour quelque chose comme l’écriture ?

P.B. : Moi, écrire ? Je ne sais pas. Je ne me suis jamais posé la question.

Filigranes : Celui qui écrit essaie de prendre à bras le corps une situation, un personnage, un paysage. Il tente d’attraper une réalité. Toi aussi, tu veux le faire. Tes outils sont la lumière, le noir et blanc. Qu’essaies-tu d’attraper ?

P.B. : L’espace, une ambiance. Quelque chose du vivant.

Filigranes : Le yucca, c’est presque un portrait, un portrait de toi. Les photographies des photographes, ce sont en quelque sorte des portraits d’eux-mêmes.

P.B. : Il y a certainement des choses qui remontent à mon activité ancienne de géomètre. J’ai toujours aimé certains alignements, certaines perspectives. Une construction séquentielle des choses. Je repense à la musique, aux Variations Goldberg de J-S. Bach. Un thème est posé. Il ouvre sur des variations. C’est pourquoi mes "Cannes", je les ai appelées "Variations 1 et 2".

 

(c) P.Bonneau "Cannes II"

 

Exposer

P.B. : L’exposition, montrer son travail, avoir des retours sur ce que l’on fait, c’est l’un des buts de la photographie. Laisser les photographies dans des boites ne sert à rien. Il y a le plaisir de montrer ce qu’on fait. Il y a le montage, le choix d’un nombre d’images. J’ai en projet une série de grands formats, des assemblages, mais aussi des photographies qui ne sont pas assemblées. Format 60/75, une bonne dimension pour le palladium. Je ne sais absolument pas comment je vais pouvoir présenter cela. J

Je vais me heurter à des problèmes économiques, techniques. Je n’ai aucune idée comment mettre en valeur, en cadres. J’ai aussi en prévision un ou deux livres d’auteur avec des textes, des reproductions numériques et un tirage original. Comment équilibrer ces différents éléments ? C’est très difficile, il y en a souvent un qui phagocyte l’autre et c’est très souvent le mot, qui est beaucoup plus fort que l’image.

 

Témoigner ?

Filigranes : L’idée de préserver par la photo quelque chose d’un monde qui dans 20 ans, peut-être, n’existera plus, a-t-elle un sens pour toi ?

P.B. : C’est fort possible. Même si ce n’était pas conscient à l’origine, ça l’est devenu. Il est évident que des espèces animales ou végétales, des objets, bien des choses disparaissent à l’heure actuelle, et n’ont jamais disparu à une telle vitesse. Je n’ai pas la prétention de faire un acte de témoignage. Mais si je n’ai pas de dégât des eaux chez moi, pas d’incendie, mes œuvres me survivront.  

Cet entretien a été mené
par Odette et Michel Neumayer
avec le concours précieux d'Arlette Anave.