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Un entretien avec Bertrand Heidelein, compositeur.

"Pour moi, la musique est une succession d'états d'âme qui s'exprime avec des timbres, des rythmes, des tensions. Mais où est le sens ?"

L'écriture musicale, le monde du son, nos modes d'écoute sont aujourd'hui bouleversés par les nouveaux outils du numérique (téléphones portables, ordinateurs, tablettes). Pourtant ce mouvement ne date pas d'hier matin.
Avec Bertrand Heidelein nous replongeons certes dans la grande rupture où s'inventèrent les formes musicales du début du XXème siècle mais surtout pour en interroger la suite : quelle forme prend la musique expérimentale aujourd'hui à l'heure du numérique, des algorithmes et de la dématérialisation ?
Est-elle devenue pure forme ? Un espace pour le sens, l'émotion, voire la transcendance sont-ils encore - ou enfin à nouveau - envisageables et envisagés ?

Du plus actuel…

BH : Je suis en train de monter un spectacle avec un ami calligraphe, Frank Lalou, autour d'un conte de l'alphabet hébraïque en utilisant un environnement électro-acoustique et électronique. Nous avions déjà travaillé plusieurs fois ensemble, mais avec des quatuors à cordes, dans des environnements purement acoustiques.
Pour des raisons techniques et financières, monter des spectacles avec de vrais musiciens est assez difficile. Comme je n'avais jamais touché à l'électronique pour produire un spectacle, c'est l'occasion de m'y mettre vraiment. J'y teste un outil de spatialisation du son. Ce n'est pas très nouveau, dans les années 70 des Xenakis et Stockhausen l'avaient déjà expé-rimenté. À l'époque cela exigeait beaucoup de matériel.
La musique électronique est produite par des synthétiseurs, donc des machines, par opposition à celle que l'on obtient grâce à des instruments. Le son est produit par un appareil électronique, sans musicien réel. Mais on peut aussi coupler machine et musicien : le son émis par l'instrument est alors capté par un micro ou par les signaux électroniques d'un clavier,
il est ensuite retravaillé.

… à quelques mises au point théoriques

BH : Quand on entend un son, il est en général en stéréo. Il n'est spatialisé que sur un plan en face de nous : on ne l'entendra que sur 2 enceintes. On peut aller plus loin avec 4 enceintes ou plus. Le son se déplacera alors dans un espace autour de nous. C'est le cas au cinéma avec le "5.1", le "7.1"…
Ce sont donc là des techniques qui permettent de positionner le son dans l'espace. Au cinéma, on cherche ainsi à créer des effets réalistes : lorsqu'on voit un train passer à l'écran, le son se déplace en suivant sa trajectoire. La technique est moins utilisée avec un objectif de création.
Un orchestre produit un son spatialisé, mais l'orchestre ne bouge pas. Le violoniste reste assis, il ne court pas avec le violon. Mais si je prends un son émis par des haut-parleurs, je peux le positionner à l'endroit qui me convient. Je peux aussi lui donner une trajectoire que je peux modéliser de manière mathématique : à telle trajectoire du son peut correspondre alors telle courbe particulière qui évolue dans le temps. Je peux donc introduire une notion de mouvement mathématique sur les sons, très difficile à obtenir en live.

 

Fili : On pourrait donc aussi traduire le son en image ?

BH : Effectivement, chercher la corrélation entre la visualisation et la position dans l'espace du son est un domaine qui m'intéresse. La vue et l'audition ne fonctionnent pas de la même façon. Il n'y a pas de difficulté majeure à utiliser des outils de synthèse graphique qui permettent de dessiner des images pour positionner un son. Tu peux positionner un son dans l'espace, à cet effet tu définis une trajectoire à partir d'une courbe mathématique qui le "promène". Les musiciens sont en général plutôt graphistes au sens où ils dessinent des choses, une partition est une sorte de dessin, Personnellement je n'essaie pas de faire du dessin, mais d'obtenir une représentation graphique du mouve-ment. Tu peux faire faire des choses compliquées comme faire qu'un son s'entrechoque avec un autre. Tu peux prendre des modèles physiques, de type mécanique, où le son se cogne contre un mur pour rebondir contre autre… Pour cela, j'utilise des algorithmes qui viennent de l'image.

 

Spatialiser la musique :
retour au projet en cours

BH : Je reviens à notre projet. Notre but est d'établir une corrélation entre l'univers graphique - matériel et physique - du calligraphe et un environnement sonore électronique. Le spectacle sera un accompagnement musical de type théâtral, une mise en scène autour de lettres hébraïques avec de plus une partie dansée. Le son sera largement spatialisé, ce qui ajoutera une dimension dynamique globalement cohérente avec le geste du calligraphe. Même si nous ne l'avons pas mis en œuvre pour des raisons de délai de réalisation, on pourrait donc imaginer que pendant que le calligraphe dessine, le mouvement du calame serait reproduit dans l'espace via le son. Lui travaillerait sur sa table ou sur le sol, le mouvement du calame serait perçu de manière sonore à l'échelle de la salle.

Fili : Où est l'auditeur, alors ?

BH : Traditionnellement le public est assis sur des chaises et les artistes sont en face. Pour une musique spatialisée, il faudrait que ce soit ouvert, les gens ne devraient pas être assis. Ils pourraient circuler, comme pour certaines installations d'arts plastiques avec des éléments sonores, visuels. Il serait plus logique qu'ils puissent bouger et qu'ils changent de perspective par rapport au son. L'autre solution serait de placer les auditeurs au centre. Ils seraient ainsi plus sensibles aux mouvements périphériques, mais alors le plus ennuyé serait celui assis dans un coin.

 

De la téléphonie à la musique, un parcours de formation pas si atypique

BH : À vingt ans, j'étais surtout intéressé par la science. Je devenais ingénieur en télécom-munications, domaine où les systèmes d'information et le traitement du signal sont le B-A BA. On n'est pas loin de la musique, j'ai d'ailleurs fait mon 1er stage dans le laboratoire de musique électronique de Xénakis à Paris, sur des questions de synthèse du son à partir du graphisme. Mais ma formation musicale est à la base classique : piano, orgue, harmonie, contrepoint.
Dans le domaine des technologies appliquées à la musique les choses ont beaucoup évolué depuis dix ans : il ne sert donc plus à rien de se casser la tête à produire de nouveaux sons quand, avec des produits du marché d'excellente qualité, tu en récupères 10 000 d'un coup ! En technologie, j'ai voulu me positionner ailleurs que dans la pure synthèse. Un des domaines possibles étant la spatialisation comme nous l'avons déjà vu.

Traiter le signal

BH : Le traitement du signal s'occupe de toutes les techniques mathématiques et électroniques qui permettent de travailler sur le signal, c'est-à-dire par exemple les vibrations de l'air pour le son, les ondes électromagnétiques pour le téléphone mobile, pour faire discuter des appareils… Un signal peut être une lumière, une onde électroacoustique, une onde électromagnétique. Derrière ces phénomènes physiques se trouve tout un arsenal mathématique de théories élaborées surtout après la 2ème guerre mondiale.
Traiter le son ce n'est pas que gérer l'échange des signaux. C'est aussi enlever des bruits parasites, ou mettre en œuvre des phénomènes plus compliqués comme la modulation qui permet de transmettre la voix à partir de signaux électriques par exemple ; cela peut être aussi la transposition par une machine de ce que mes cordes vocales produisent. Un micro capte les vibrations de l'air qui sont transformées en signal électrique et échantillonnées pour passer en format numérique… C'est le genre de chose que j'ai appris durant ma formation d'ingénieur.

Fili : Si l'on pense aux instruments de musique classiques, est-ce du traitement de signal ?

BH : Oui, tout-à-fait, mis à part que les luthiers n'utilisent pas des outils mathématiques très puissants. Leur savoir est plutôt empirique. Mais, aujourd'hui des acousticiens travaillent sur le comportement acoustique des instruments. Ils les modélisent, c'est-à-dire les configurent avec des modèles mathématiques. Par exemple, à présent on sait reproduire le son du piano en fonction de sa matière (verre, plastique, bois), de ses cordes (dures, souples), de la température (froid ou non).

Sinuosités biographiques

BH : Notre grand-mère jouait du piano, elle chantait aussi ; mon père était très mélomane. J'ai commencé la musique avec un professeur organiste et pianiste. Puis, école de jazz à Paris et travail à Aix-en-Provence avec Magali Souriau, une pianiste, qui travaille en Californie depuis 25 ans maintenant. Le jazz a donc fait partie de ma formation de base. J'ai fréquenté le Centre d'Informations Musicales (CIM - http://lecim.com/) créé par Yvan Julien, surtout connu dans le milieu de l'arrangement. J'avais étudié l'harmonie et le contrepoint auparavant, mais ce n'était guère opérationnel contrairement à ces cursus de jazz où tu apprends les techniques d'écriture qui "fonctionnent".

Dans les années 80, je découvrais les synthés, comme le DX7 Yamaha, le premier synthé numérique grand public. La plupart étaient peu puissants en terme de calcul, ils ne se prêtaient pas facilement à des traitements algorithmiques très complexes. Aujourd'hui on est impressionné par ce que peut faire un simple ordinateur et par la puissance des logiciels, au point que même dans le monde du cinéma, en dehors des grandes productions, je ne suis pas sûr qu'il y ait beaucoup de véritables orchestres pour interpréter les musiques de films. La plupart des productions utilisent des samplers(*), c'est-à-dire des signaux échantillonnés, recomposés.

 

Qui est le créateur ?

BH : Du coup, la limite actuelle de l'exercice, quand on parle de musique électronique, est de savoir qui est le musicien ? Qui est le créateur ? Celui qui est sur scène, un peu comme un DJ (disk jockey) et qui pilote les machines ? Celui ou ceux qui sont développeurs de logiciels ? Dans le cas des musiques populaires, j'aurais tendance à dire que celui qui a inventé l'outil joue un rôle prépondérant. L'outil est tellement "packagé", tellement puissant, qu'il induit ta façon de l'utiliser

Le problème avec l'électronique, c'est qu'on peut faire tellement de choses que la notion de contrainte est très différente de celle imposée par des musiciens. Un musicien a besoin d'un environnement. Dans la musique instrumentale, celui-ci est imposé par les capacités de l'instrument et de l'interprète. Avec l'électronique c'est différent. L'environnement est d'abord technologique. Pour pouvoir manipuler cet "environnement", il va falloir un apprentissage particulier, essentiellement sur des outils logiciels. Par conséquent, celui qui donne du sens, ce n'est plus seulement le musicien mais aussi et d'abord le développeur de ces outils logiciels.

Fili : Et l'harmonie, ce contrôle que l'on a dans la musique classique ?

BH : Avec un synthétiseur, on peut écrire une musique parfaitement tonale basée sur une harmonie classique ! On peut avoir des sons purs ou des sons qui ressemblent à ceux des instruments réels. Autrement dit, il faut distinguer le niveau de "production du son " de celui de la musique.

Si on parle d'art des sons, prenons l'exemple de la musique techno berlinoise. Il s'agit d'un univers pratiquement sans mélodies, mais qui paradoxalement est très normé, autour en particulier de la notion de pulsation. Dans ce cas, la contrainte est claire, c'est la transe via la danse. Fondamentalement il y a donc la pulsation qui s'agrémente de diverses couches sonores qui peuvent être très étudiées et riches. Ces Berlinois imaginent et produisent des choses très intéressantes dans le domaine du son, bien que d'un point de vue sémantique ce ne soit souvent pas très riche.

D'autres – j'en suis – s'intéressent d'abord à la logique et la structure de l'œuvre plus qu'au son lui-même. En schématisant, c'est de la "musique presque algorithmique", construite à partir de règles que le musicien définit lui-même, dans la lignée finalement d'un Bach ou d'un Schoenberg.

Un des problèmes pour moi de la musique uniquement électronique est que, se suffisant à elle-même, elle a fortement tendance à devenir une discipline de solitaire. Je me souviens du côté pathétique de concerts au Groupe de Recherches Musicales (GRM) à Paris, ou le compositeur prenait un air inspiré derrière sa table de mixage, pour produire des effets bizarres sur des haut-parleurs. Etrange mélange de technologie et de nostalgie de l'interprète romantique, tandis qu'une personne qui joue du violon ou du piano, reste un individu dont le geste complexe possède une dimension scénique naturelle! C'est une des raisons qui pousse certains à penser que la musique électronique pure est un peu au bout du rouleau.

Par contre, bon nombre de recherches actuelles (comme Antescofo de l'IRCAM) se préoccupent de spectacles mixtes : basés sur de la musique avec des instruments acoustiques jouée par un orchestre ou un soliste, et une autre partie électronique pouvant inclure des traitements sur ce qui est produit par les instruments acoustiques.

 

 

Et l'interprète ?

BH : C'est la grosse question ! "Réintroduire le musicien dans la musique électronique", comme évoqué tout à l'heure, est une tendance forte aujourd'hui. Il s'agit de rendre la musique contemporaine du musicien mais aussi de l'interprète qui reste (ou redevient) maître de l'interprétation de l'œuvre même s'il y a de l'électronique derrière. L'électronique n'est qu'un instrument.

 

Bertrand Heidelein - Appel de la forêt
https://www.youtube.com/watch?v=pwtjUMaSCt4

 

"La musique n'exprime pas, elle n'a pas de message."

Fili : Est-ce la fin d'une certaine musique ? Que ce soit dans la chanson, la musique classique, l'opéra, l'idée de "message", parfois porté par un texte, n'est jamais loin.

BH : Y-a-t-il un discours en musique ? Pas vraiment. Pour moi, la musique est une succession d'états d'âme qui s'exprime avec des timbres, des rythmes, des tensions. Mais en arrière-plan, il n'y a pas (toujours) de sens (dimension sémantique).

De ce fait, on peut s'interroger sur d'inattendues et possibles proximités entre écriture musicale et production de textes ! La poésie, me semble-t-il, tente à sa manière d'exprimer quelque chose qui est au-delà de l'exprimable du texte.

Il n'y a pas toujours de sens (ou d'intention de sens), pas d'objectif clair que le lecteur devrait percevoir. On le provoque, on veut le déstabiliser, lui faire entrevoir des choses. Il y a un jeu entre l'écrivain et le lecteur. Le poète n'est pas toujours directif.

D'un autre côté, même s'il n'y a pas de message en musique, il existe une narration. On n'est pas loin du romancier qui travaille entre "tension" (arsis) et "détente" (thésis) en faisant rebondir son histoire. Or, cette distinction est à la base de la musique ! Ce binôme essentiel, on le connait bien depuis le Grégorien ! Il n'est pas nécessaire d'être un théoricien pour se rendre compte que quand une musique ne respecte pas ce principe, on se fatigue, quel que soit son style. Soit parce qu'elle est trop "cool" et on s'endort ; soit parce qu'elle est trop tendue et qu'à la fin on n'en peut plus !

En matière de musique certains parlent de proto-langage plutôt que de langage, d'une étape qui précèderait le langage un peu comme cette phase où l'enfant reproduit une mélopée sans qu'elle ait un sens bien défini.

 

 

La rupture du XXème siècle

BH : Pour un musicien la formation passe aussi par des lectures, par la fréquentation de personnages clefs. En voici chronologiquement quelques-uns pour le 20ème siècle.

Arnold Schoenberg (1874-1951) Fondateur du dodécaphonisme et de la deuxième école de Vienne (avec Alban Berg et Anton Webern). Il est l'un des premiers à proposer un système cohérent d'écriture sans tonalité. Il est malheureusement plus connu pour les scandales qu'il a provoqués que pour ses œuvres, alors qu'il ne faut pas oublier qu'une grande partie de son répertoire est très accessible.

Dmitri Chostakovitch (1906-1975) C'est un des compositeurs populaires du 20ème siècle, dans la sphère soviétique donc en dehors des mouvements esthétiques de l'ouest.

Olivier Messiaen (1908-1992) Un personnage brillant et libre. Probablement mon compositeur du 20ème siècle préféré, il n'a pas peur de parler de musique indienne, de Grégorien, de Mozart et de chants d'oiseau. Il a formé une bonne partie des musiciens français "avant-gardiste" bien que l'on ne puisse pas le mettre dans cette catégorie. Son œuvre est très accessible.

Benjamin Britten (1913-1976) Le plus connu des compositeurs anglais du 20ème siècle. Il a une œuvre variée tout à fait accessible.

Yannis Xenakis (1922-2001) Il est une sorte d'électron libre du 20ème siècle qui tente une liaison risquée entre science et musique. Il est très à la mode dans les années 70 et produit une œuvre très variée, mais il ne fait pas école.

Pierre Boulez (1925-2016) Une de nos gloires nationales, parfois ambigu dans son rapport avec le pouvoir. Il est très connu comme chef d'orchestre, son œuvre l'est moins car elle reste encore difficilement accessible au grand-public.

Karlheinz Stockhausen (1928-2007) Un illuminé du 20ème siècle qui n'a pas peur de grand-chose, un peu comme Xenakis. C'est un des chefs de file de l'avant-garde allemande.

Jean-Louis Florentz (1947-2004) Un homme ouvert aux autres cultures, notamment africaines, et un brillant organiste. Il était aussi en dehors des mouvements d'avant-garde.

Guillaume Connesson (1970-) Un compositeur d'aujourd'hui, un "néo-tonal" lui aussi hors "avant-garde", qui ne manque pas d'humour.

 

 

La matière de ta création

BH : Je le redis, la musique, ce n'est pas le son. C'est pourtant la définition en usage aujourd'hui : "l'art des sons", dit-on, reprenant Rameau. Pour rester fidèle à Messiaen, la musique serait plutôt l'art des mélodies, l'art du rythme, c'est-à-dire plus que le son. C'est comme si l'on disait que la photo c'est "l'art du pixel" ! Je préfère les définitions de l'antiquité (Platon, Plotin) : "La musique, c'est l'art des muses". N'oublions pas qu'à l'origine, la musique n'existait pas en dehors de la poésie, c'est-à-dire du texte.

Pour moi, pour qu'il y ait création, il faut qu'il y ait une intention, un élément moteur. Je dirais que ce moteur est la "transcendance", en disant qu'il ne peut y avoir de musique sans lien avec ce qui nous dépasse. En tant que croyant cette transcendance s'exprime pour moi à travers ce terme compliqué qu'est le "Dieu des chrétiens", mais elle peut s'exprimer autrement. Je rappellerai rapidement que "transcendance" ne veut pas dire forcément "au dessus", "dans le ciel". Dans la tradition de la mystique chrétienne, la transcendance est d'abord à l'intérieur de soi. Dieu est ce que tu portes en toi d'individuel, qui participe de la divinité et donc du tout. La majorité de mes œuvres ont une dimension religieuse. Dans ce sens je suis un très modeste disciple de Bach, dont on dit qu'il parlait avec Dieu.

 

 

En écoutant Jonas

{Jonas, une vidéo qui allie musique et textes de prophètes de l'ancien testament lus par Bernard Lanneau, comédien. Le spectacle complet dure plus d'une heure. Des extraits sont disponibles sur youtube.}

BH : Dans Jonas la narration musicale vient se poser sur le texte. Jonas (écrit laconique, s'il en est) constitue la trame de fond à laquelle j'ajoute des extraits d'autres prophètes. La musique que j'écris se veut une scénarisation qui devrait permettre la méditation. Le lien avec le texte est du côté de l'origine, de la source, de l'inspiration. La musique illustre et accompagne le texte à la façon d'un poème symphonique.

Fili : Comment écrit-on une partition de ce type ?

BH : Comme tout le monde aujourd'hui, je travaille avec un logiciel d'édition de partitions pour poser des idées. Plus sérieusement, c'est assez compliqué à expliquer en quelques mots. Disons que je pétris la partition un peu comme un sculpteur de la terre. Je pose des bases, j'ajoute, j'enlève, j'interroge, je construis une logique, je recommence. Je garde à l'esprit que le résultat doit être accessible, car il n'est pas si difficile que ça de faire des choses très compliquées qu'on sera seul à trouver intéressantes !

Fili : Est-ce figuratif ou abstrait ?

BH : Pour Jonas, les deux. Dans le moment de la tempête, je reproduis son mouvement. Quand elle se calme, la mélodie se calme. Dans l'évocation de Jonas, j'utilise des thèmes proches de danses juives ashkénazes par exemple. Ici, j'ai utilisé plusieurs environ-nements à partir de techniques d'écriture du XXème siècle (modalité, sérialisme, dodécaphonisme, tonalité) en mettant l'accent sur la mélodie et le rythme. Jonas est un ouvrage universel, pas uniquement judéo-chrétien. Il est même d'actualité avec ce qui se passe en Irak et Mossoul qui est en fait Ninive.

Fili : On passe ainsi des mathématiques au sens et à l'émotion…

BH : Je ne sais pas. Il y a la couche physique de sons, puis la couche technique, mais cela ne tient que si je rajoute cette autre couche appelée "sens". C'est en cela que je ne suis pas tout à fait d'accord avec Boulez, qui se limite à définir la musique comme langage. Il ne répond pas à la question : "pourquoi ce langage" ? Un langage en soi ne sert à rien si tu n'as rien à dire. Boulez est pour moi un génie du langage mais sur ce qui le motive je n'ai pas trouvé grand-chose !

 

Le risque de l'élitisme

BH : Certes, les compositeurs sont nombreux, surtout en France parait-il. Mais la question est ensuite celle de la diffusion, des circuits commerciaux et de l'organisation du monde de la musique savante. La musique "contemporaine officielle" ne fonctionne actuellement qu'avec des subventions.

Fili : Pourquoi, malgré ces efforts, une coupure avec le public ?

BH : Elle se développe au moment de la naissance des mouvements d'avant-garde. Il y a toutes sortes de discours à ce sujet. Boulez nous dira qu'il y a un problème de diffusion parce que "les interprètes sont des fainéants". C'est vrai qu'il faut beaucoup travailler pour jouer de la musique contemporaine ! D'autres compositeurs se sentent incompris, pas aidés, pas diffusés sur les ondes. "Le public n'est pas éduqué et du coup il n'apprécie pas", disent-ils.

Mon point de vue est que quand on a un public restreint c'est tout simplement parce qu'on s'adresse à un public restreint ! La posture romantique de l'artiste maudit me semble périlleuse, car, poussée par les institutions, elle incite à mettre toute la musique contemporaine dans le même paquet en rupture avec un public large.

De mon côté, je ne cherche pas à faire quelque chose qui par principe serait élitiste. Je sais que le public est intelligent, qu'il y a un public pour la musique contemporaine et je pense que certains problèmes sont liés aux excès d'une musique institutionnelle poussée par le besoin de se renouveler après la deuxième guerre mondiale, dans un contexte économique florissant qui laissait pas mal de marge aux pouvoirs publics.

Les temps ont changé, l'avant-garde extrémiste fait peur… mais je reste confiant : un mouvement général de reconstruction et de réorganisation est en cours, au-delà d'une avant-garde un peu extrême ! Il s'agit de continuer à créer et diffuser des œuvres qui soient intelligentes et accessibles en même temps : c'était quand même le programme de base de quelqu'un comme Jean-Sébastien Bach !

Cet entretien a été mené à Nice en septembre 2016
par Arlette Anave, Monique d'Amore, Michel Neumayer, Agnès Petit.

 

 

https://www.youtube.com/watch?v=jCzazL9-cuI

 

 

La musique, une matière contemporaine ?

Arlette Anave (Septembre 2016)

Il n'est pas facile de décoder un tremblement. Quand Pierre Boulez s'entretient de la musique contemporaine avec Alain Connes, mathématicien (*), avec la modestie et l'ambition d'un chercheur, Pierre Boulez répond par Mallarmé : "Un coup de dés jamais n'abolira le hasard". C'est en cherchant ce qui animait Bertrand Heidelein, compositeur et musicien, que je suis partie à la découverte de cet univers inconnu pour moi, la musique telle que les années l'ont façonnée, pleine du bruit de l'origine, d'instruments inattendus à côté des traditionnels. Plus que d'un savoir il s'agissait de la remise en question d'une culture, de sa possibilité de transformation. Dans cette perspective on trouve d'autres créateurs puis d'autres encore, comme lui fascinés par cette question de "l'être du compositeur", par la définition de ce "je ne sais quoi, ce presque rien" qui du sacré ou de l'intuition différencie le son, la musique.

Dans l'entretien Pierre Boulez(*) décrit cette quête comme une série de malentendus entre le compositeur et le mathématicien, entre la perception et la figure, géométrique ou algébrique, véhicules de l'espace et du temps pour le musicien. Il finit par dire que c'est difficile d'approcher une forme. Et il explique comment, en l'approchant comme un discours, en estimant ses cassures, ses continuités, et, pour finir, s'installant devant l'œuvre, il trouve… une intensité.

C'est à une démarche philosophique autant que musicale, que nous a conviés Bertrand Heidelein durant l'après midi enjouée et ensoleillée que nous avons partagée à Nice où il vit et compose. Nous l'avons suivi, Michel, Monique et moi, sous le regard de sa sœur Agnès, chanteuse et poète, dans la recherche du sens qui agite le musicien et le compositeur. Qui, du paysage niçois familier de mon enfance ou de son discours joyeux, m'a introduit à cette vérité, je ne sais... j'espère avoir appris quelque chose de ce qu'il a voulu nous dire, de ce sens que la musique contient, je dirai même retient. Comme en poésie, on essaye d'en sortir pour le saisir mais elle ne le lâche qu'à l'amoureux, elle piège celui qui s'y aventure, elle le poursuit de ses répétitions, de ses obsessions. Devant nous il s'est livré à cet exercice de précision, avec la finesse de l'horloger, l'humour, la sincérité, et avant tout la conviction qu'il faut pour expliquer aux profanes que nous étions ce que c'est que de travailler un son. Ce que c'est qu'ajouter une mélodie dans l'univers d'instruments électroniques qui, ma foi, savent faire tout seuls, de sorte qu'il ne s'agit pas de contester leur apport, leur nouveauté mais bien leur perfection.

Ah bon, leur perfection ! Eh oui, leur perfection justement…

Pour nous, pendant un temps absolument disponible à notre curiosité, il s'est fait critique esthétique de sa propre production, nous a rendus témoins d'une vie parcourue par ce désir : transcrire, il dit même convertir ce qu'il écoute "en lui" pour celui qui écoute "hors de lui". Traquer ce "je ne sais quoi" est une aventure qui traverse sa formation, il nous en a montré les épisodes : de l'intérêt scientifique ordinaire de l'ingénieur qu'il était au départ aux mondes sonores de la musique électronique, du jazz à la musique religieuse, de la spatialisation du son (qui est le must de l'IRCAM), à la scénographie de lettres hébraïques (cf. son dernier concert aux "Journées européennes de la culture et du patrimoine juif"), il a déroulé pour nous ce "gai savoir", très "swing" comme il dit, ce minimum qui permet juste de désirer en savoir plus et d'aller plus loin, de composer.

C'est ce qui fait d'une simple biographie une aventure. Nous avons assisté, spectateurs d'un mouvement, à ce qui fait passer du désir au courage d'affronter du nouveau. Une scène au vif d'un discours. Du coup j'ai mieux compris ce qui poussait ces nouveaux venus, ces musiciens, ces "deejay", ces as de l'improvisation, à projeter leur force hors des dogmes musicaux de ceux qui les précédaient. À l'endroit de la nouvelle musique, j'étais inculte, sceptique comme les incultes. Sans parler lui-même directement de l'histoire, il m'a fait entrer dans ma question : c'est qu'il a bien fallu que ces "allumés" de disk-jockey, franchissent les frontières de l'Angleterre, de l'Amérique et retour (ce qu'on a appelé la Daftmania qui a fait danser les gamins d'Europe), qu'il a fallu ce brin de folie qui transgresse le connu et fait surgir un au-delà, pour que nos contemporains aiIlent chercher dans les mémoires de la musique autant que dans son futur.

Pierre Boulez dans cette conférence dit aussi que "c'est surtout la mémoire qui fonctionne pour le musicien, qu'elle aimante la perception". Bertrand Heidelein non plus, ne fait pas jouer l'opposition entre la sècheresse de la démonstration mathématique et cette fonction mémorielle. De ses installations sonores nous n'avons eu le temps que d'appréhender l'intimité de son atelier ou l'écoute d'un passage de Jonas, une œuvre parmi d'autres, mais nous avons entendu ceci : que le langage musical est humain parce qu'il fonctionne au désir, comme la poésie dit-il. Énergie qui ne s'oppose pas au rationnel mais le transporte, le pousse à franchir les limites d'un son, à en découvrir la souplesse où la raideur. Bien plus qu'une leçon de musique, il ramène à coup de brasse, ou sans avoir l'air d'y toucher, le fond de l'air de la musique, le souffle de l'instrument. Pour continuer notre fructueuse conversation je dirai que c'est cette énergie là qu'il faut entre l'invention et la contrainte, pour la musique comme pour la poésie. Au delà de la forme, une "intensité" qu'il appelle le sens et qui relève d'une vibration, de la tension d'une corde.

Arlette Anave
Septembre 2016

(*) Conférence de Pierre Boulez et Alain Connes, "La créativité en musique et en mathématiques". (Site de l'Ircam)