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"Lieux
communs"
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I. Le projet
Ce numéro est fondé sur l'idée d'un échange entre deux groupes d'auteurs-lecteurs : celui des habitués de la revue Filigranes qui travaillent en Provence et celui
d'amis belges en relation avec ma revue...
Le collectif de Filigranes,
réuni lors de son séminaire de janvier 2008 a fait un premier choix de textes à l'intention des amis
belges. Ces textes sont en ligne ci-dessous. D'autres textes viennent
s'ajouter.
L'idée est de proposer un vingtaine de brefs fragments d'auteurs francophones
parus après 1980 dont le point commun est de présenter un lieu comme un cadeau, comme une incitation à écrire pour
Filigranes en retour, en rupture ou dans les parages, en parallèle,
d'un pays à l'autre.
En contrepartie, les amis
belges vont nous envoyer des textes de leur
choix autour du même thème pour permettre aux auteurs français de mettre
à l'ouvrage et afin que l'échange puisse s'installer. Ces textes sont
désormais en ligne ci-dessous. D'autres textes viendront s'ajouter.
L'idée est de publier au début de l'été 2008 des éléments de ces écritures croisées : don et contre-don, point et contre-point dans un N° international porté par le rêve de
métisser nos langues et nos cultures.
II. Textes proposés par les
Français
La Cité de La Joie,
Dominique Lapierre (1985)
La semaison - Carnets 1954-1979, Philippe Jaccottet
Prisonnier au berceau, Christian Bobin,
Je vais bien, ne t'en fais pas,
Olivier Adam La plus que vive, Christian Bobin,
Les
planches courbes, Yves Bonnefoy La place,
Annie Ernaux Tout-Monde,
Edouard Glissant Leman,
Jean-Marie Gleize Escorter la mer, Jacques Moulin
Chien de Printemps de Patrick Modiano
Les Tombeaux de Ravenne, Yves Bonnefoy
Déloger l'animal de Véronique Ovalde
Un an de Jean Echenoz,
Lentement à
pied à travers le Gras de Chassagne, Gilles Jouanard
Une
gourmandise, de Muriel Barbery
Eldorado,
Laurent Gaudé.
Midi à toutes les
portes, André Velter.
Traversée des ombres,
Jean Bertrand Pontalis.
Le poème n’y a vu que des mots, James Sacré.
Les Ruines de
Paris, Jacques Réda
Le miroir
ébloui, Jean Tardieu
Les radis bleus, Pierre Autin-Grenier
Le feu
grégeois [Lo fuòc gregau] Max Rouquette
La dormition
des amants, Jacqueline Harpman
Texte
proposé par Jeannine Anziani La Cité de La Joie,
Dominique Lapierre (1985)
Tout ce qui n'est pas donné est perdu Proverbe indien (page de garde )
"... Après la rue des filles, les deux hommes traversèrent une place,
passèrent sous un porche et entrèrent dans une vaste enceinte bordée de
vieilles bâtisses aux façades lépreuses avec des balustrades d'où
pendait une mosaïque de lessives bigarrées. Des buffles, des vaches, des
chiens, des poules, des cochons vaquaient là au milieu d'enfants qui
jouaient avec des cerfs-volants. On voyait des points de toutes les
couleurs dans le ciel, retenus par une ficelle. Les cerfs-volants
étaient le jouet préféré des enfants de Calcutta, comme si ce morceau de
papier qui s'échappait au-dessus des toits eût porté toute leur envie de
s'évader, tout leur besoin de fuir leur prison de boue, de fumées, de
bruits et de misère.
Dans un coin, derrière une palissade de planches, assis dans la
position du lotus sous un auvent de tuiles, se tenait un homme vêtu d'un
maillot de corps crasseux. C'était le patron du débit. Le tireur de
rick-shaw fit asseoir Hasari sur un banc au bout de l'unique table.
L'endroit empestait l'alcool. Le patron tapa dans ses mains. Surgit
aussitôt un garçonnet hirsute avec deux verres et une bouteille sans
étiquette ni bouchon, pleine d'un liquide grisâtre où flottaient de
petits flocons blancs. Le tireur compta soigneusement sept billets d'une
roupie. Il en fit une liasse bien nette et la remit au tenancier. Puis
il remplit le verre d'Hasari. L'odeur d'acide que dégageait le breuvage
saisit le paysan, mais son compagnon avait l'air si réjoui qu'il n'osa
rien dire. Ils choquèrent leurs verres et burent une gorgée en
silence."...
( Grâce aux droits d'auteur
offerts par Dominique Lapierrre, de nombreuses tâches ont été accomplies
au profit des déshérités de Calcutta. Dominique Lapierre est toujours vivant.)
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Texte proposé par
Geneviève
Bertrand Philippe Jaccottet, La semaison - Carnets 1954-1979 (p.173) - Gallimard
1994
"La neige sur le Ventoux, loin, au soir, quand le ciel devient bleu
sombre, gris, presque noir, et tout le paysage aussi de plus en plus
sombre : brun, vert, noir – cette tache lointaine est comme une lampe
allumée, non, pas une lampe ( de nouveau je me heurte à l’inexprimable
), une lueur, je ne sais quoi de poignant, comme quand un oiseau montre
le côté lumineux de ses ailes en plein vol, allumé soudain comme un
miroir touché par le soleil, ou serait-ce plutôt par la lune, à cause de
cette blancheur ? Ce reflet lunaire – et tout autour terre et ciel bleu
sombre, bleu acier, bleu corbeau, bleu d’orage, cet assombrissement qui
montre, en son cœur, ce peu de neige."
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Texte proposé
par Chantal Blanc Prisonnier au berceau, Christian Bobin, Editions Mercure de France 2005.
..."Cette ville réputée pour la brutalité et le vacarme de son
industrie fut pour moi aussi paisible qu'un monastère dont, pendant mes
vingt premières années, je n'ai habité qu'une toute partie- une chambre
et une cour grise que des hortensias éclairaient sourdement de leurs
vapeurs bleues. L'éclat du ciel réverbéré par leurs pétales est mon plus
profond souvenir. Cette lumière bleutée entrait au matin comme une reine
dans ma chambre de petit pénitent... Dans les années soixante,l'usine à midi et à six heures, toutes sirènes
hurlantes, relâchaient ses esclaves. Pendant cinq minutes il y avait sur
le pont reliant deux quartiers de la ville, une foule d'ouvriers à vélo.
Puis le nuage en bleu de chauffe se déchirait, s'éffilochait en petites
particules individuelles qui disparaissaient dans les maisons... La nuit, la chute de plaques de fer dans l'usine illuminée faisait
vibrer la Voie lactée, menaçant de décrocher les étoiles. On eût dit
qu'une ménagère rangeait des piles de draps en acier au fond d'une
armoire. Les jours, un grand silence visitait chaque rue."...
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Texte proposé
par Christiane Rambaud Je vais bien, ne t'en fais pas, Olivier Adam, 2001, Pocket p.75-76
..."Claire gare sa voiture là-haut. Elle prend son sac et descend par
les chemins escarpés jusqu'au sable froid. Ça grouille de grosses puces
blanches. Il n'y a que les Normands pour s'asseoir là-dessus. Claire
marche encore un peu et étend sa serviette sur le sombre, l'humide.
C'est désagréable mais au moins les insectes sont rares.[....] Enfin
prête, elle court doucement vers l'eau où s'avance à tâtons un groupe de
garçons et de filles de son âge ou à peine plus vieux. Ils restent
médusés ou grelotant en l'observant fendre l'eau puis plonger et
s'éloigner, comme ignorant le remou des grosses vagues qui manquent à
chaque fois de les faire tomber. Claire nage droit devant elle, sans
s'arrêter. Elle arrive aux bouées, puis les dépasse. Loin derrière elle,
personne n'a vraiment réussi à dépasser le niveau des genoux. C'est gelé
et ça brûle. Claire avance. Elle n'entend pas distinctement le type qui
surveille la plage. Il la somme à coup de porte-voix de regagner
l'espace de baignades surveillées. Le drapeau est orange. Le type pred
ses jumelles et suit sa trajectoire très droite. Parfois il voit Claire
qui s'arrête, flotte un instant, sur le dos, puis repart. Vingt minutes
se sont écoulées, Claire regagne, de plus en plus lentement, les bouées.
Claire est épuisée. Elle n'a pas l'habitude de nager en mer.Quand elle
sort enfin de l'eau, les baigneurs frileux, enroulés dans leur
serviette, quelques promeneurs, des enfants, se tiennent devant elle, la
regardant passer sans rien dire, ébahis. Le maître-nageur court vers
elle furieux,tandis qu'elle s'écroule, le nez contre l'éponge, près de
tomber dans le sommeil."...
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Texte proposé
par Claude Ollive
La plus que vive, Christian Bobin, pp. 65 et 66 - Edition Gallimard -
... "Je te vois traverser le petit arpent de terre qui sépare, ou
plutôt qui relie, à Saint-Ondras, la maison de ta mère à la maison de ta
soeur. Un terrain en pente douce. En haut, près de la première maison,
un sapin gigantesque, sans allure, migraineux, on dirait un de ces
adolescents comme il en pousse dans les familles, on les regarde à douze
ans, ils sont encore en train de jouer aux billes, on se retourne trois
ans après, ils sont devenus des géants malhabiles, empêtrés d'eux-mêmes.
En bas, devant la seconde maison, un tilleul, moins haut que le sapin,
plus ventru, sûr de lui, presqu'un notable. L'été, il s'amuse à
éparpiller la monnaie de ses feuilles sur la toile cirée de la table en
dessous. Je ne sais pas comment ces deux arbres ont été informés de ta
mort. Ils ont bien dû se rendre compte, le mercredi 16 août 1995, jour
de ton enterrement, qu'il y avait, auprès d'eux, beaucoup plus de monde
que d'habitude, et que tout ce monde faisait étrangement bien peu de
bruit. Tu adorais Saint-Ondras. Tu venais y faire provision de repos, de
lecture, d'amitié. Ces deux-là le sapin et le tilleul, l'adolescent et
le notable, tu les a aimés, ils ont dû recueillir un peu de ton rire,
assez pour enlever aux étés à venir cette teinte funèbre qui ne t'irait
pas, qui ne leur irait pas non plus, qui n'irait à personne."...
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Textes
proposés par Anne-Marie Suire
Les
planches courbes,
Yves Bonnefoy,
Mercure de France 2001, p.83
"Je m’éveillai, c’était la maison natale, L’écume s’abattait sur le rocher, Pas un oiseau, le vent seul à ouvrir et à fermer la vague, L’odeur de l’horizon de toutes parts, Cendre, comme si les collines cachaient un feu Qui ailleurs consumait un univers. Je passai dans la véranda, la table était mise, L’eau frappait les pieds de la table, le buffet. Il fallait qu’elle entrât pourtant, la sans-visage Que je savais qui secouait la porte Du couloir, du côté de l’escalier sombre, mais en vain, Si haute était déjà l’eau dans la salle. Je tournais la poignée, qui résistait, J’entendais presque les rumeurs de l’autre rive, Ces rires d’enfants dans l’herbe haute. Ces jeux des autres, à jamais les autres, dans la joie."
(Immense poète et critique de la seconde moitié du
XXème siècle. Son recueil Les Planches Courbes est
l’aboutissement d’un travail d’écriture et d’une recherche où le chant
se fait questionnement et plaidoyer pour la poésie durant près de
cinquante ans. Au seuil d’un nouveau millénaire, cet ensemble est marqué
par une proposition narrative nouvelle. Dans le texte choisi, l’auteur
revisite la maison natale (avant peut-être que l’oubli ne
l’immerge), entre souvenir et rêve, « au vif de la présence », il y
appréhende la fragilité du monde avec la tension d’une angoisse et
l’apaisement de ces rires d’enfants, ces jeux des autres.)
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La place,
Annie Ernaux p.46 à 49, Folio plus
..."Ils ont trouvé un fonds de
café-épicerie-bois-charbons dans un quartier décentré, à mi-chemin de la
gare et de l’hospice… Au rez-de-chaussée, l’alimentation communiquait
avec le café par une pièce minuscule où débouchait l’escalier pour les
chambres et le grenier. Bien qu’elle soit devenue la cuisine, les
clients ont toujours utilisé cette pièce comme passage entre l’épicerie
et le café… Un café d’habitués, buveurs réguliers d’avant ou d’après le travail,
dont la place est sacrée, équipes de chantiers, quelques clients qui
auraient pu, avec leur situation, choisir un établissement moins
populaire, un officier de marine en retraite, un contrôleur de la
sécurité sociale, des gens pas fiers donc. Clientèle du dimanche
différente, familles entières pour l’apéro, grenadine aux enfants, vers
onze heures. L’après-midi, les vieux de l’hospice libérés jusqu’à six
heures, gais et bruyants, poussant la romance. Parfois, il fallait leur
faire cuver rincettes et surincettes dans un bâtiment de la cour, sur
une couverture, avant de les renvoyer présentables aux bonnes sœurs. Le
café du dimanche leur servait de famille. Conscience de mon père d’avoir
une fonction sociale nécessaire, d’offrir un lieu de fête et de liberté
à tous ceux dont il disait « ils n’ont pas toujours été comme ça » sans
pouvoir expliquer clairement pourquoi ils étaient devenus comme ça. Mais
évidemment un « assommoir » pour ceux qui n’y auraient jamais mis les
pieds. A la sortie de la fabrique voisine de sous-vêtements, les filles
venaient arroser les anniversaires, les mariages, les départs. Elles
prenaient dans l’épicerie des paquets de boudoirs, qu’elles trempaient
dans le mousseux, et elles éclataient en bouquets de rires, pliées en
deux au-dessus de la table."...
(Annie ERNAUX commence à écrire La Place en
1982, le livre est publié en 1984, Prix Renaudot. La Place est
l’évocation du père de l’auteur. Le café-épicerie décrit dans cet
extrait est un lieu central où se déroule la vie professionnelle et
familiale, il place celle-ci dans la hiérarchie sociale et
questionne le projet d’écriture de l’auteur qui pour être fidèle à son
milieu rejette les fioritures d’une belle langue apprise et adopte le
ton neutre d’une « écriture plate ».) 65
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Texte proposé par
Odette
Neumayer
Tout-Monde,
Edouard Glissant Gallimard 1993
..."LE LIEU. — Il est incontournable. Mais si vous désirez de
profiter dans ce lieu qui vous a été donné, réfléchissez que désormais
tous les lieux du monde se rencontrent, jusqu’aux espaces sidéraux. Ne
projetez plus dans l’ailleurs l’incontrôlable de votre lieu. Concevez
l’étendue et son mystère si abordable. Ne partez pas de votre rive comme
pour un voyage de découverte ou de conquête. Laissez faire au voyage. Ou
plutôt, partez de l’ailleurs et remontez ici, où s’ouvrent votre maison
et votre source. Circulez par l’imaginaire, autant que par les moyens
les plus rapides ou confortables de locomotion. Plantez des espèces
inconnues et faites se rejoindre les montagnes. Descendez dans les
volcans et les misères, visibles et invisibles. Ne croyez pas à votre
unicité, ni que votre fable est la meilleure, ou plus haute votre
parole. — Alors, tu en viendras à ceci, qui est de très forte
connaissance : que le lieu s’agrandit de son centre irréductible, tout
autant que de ses bordures incalculables. Mathieu Béluse, Traité du Tout-monde, Livre II."...
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Textes proposés par
Michel
Neumayer
Leman,
Jean-Marie Gleize Le Seuil, 1990
... "Léman coule en moi comme de la lumière. J’écris ces mots le jour
de ma naissance. Pour lui, pour celui qui tourne dans sa chambre, dans
sa bouche, autour d’un trou: le paysage immense, sans bords. C’est lui
qui m’oblige. Je le vois dans chacun de mes gestes. Léman est le nom de
ce qui l’absorbe. Il vient dans l’image, se confond avec elle. Plus les
mots tournent, plus le temps passe, moins il se distingue de ce paysage
que je nomme. Ils se recouvrent, se recoupent. Il mourra dans ce lit. Je
vois les draps du lac au-dessus de son corps, la lumière du soir, basse,
aveuglante. Léman, comme la voix de celui à qui je m’adresse, sa voix de
plus en plus lente; elle file de point en point, recule. Je l’écoute. Je
lui obéis."...
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Lentement à pied à travers le Gras de Chassagne,
Gilles Jouanard
..."Connaître. Remonter
l’écheveau des traces. Ce mot, "chemin", saillant à peine sur la
topographie karstique du langage. Et puis ce lieu de la mémoire où,
fatiguée, apeurée, l’errance répudia les piquets de la tente pour
sédentariser le feu. A peine, sur le sol, marquée, la trace. Le
glissement du rabot sur la planche, le claquement discret du métier à
tisser, le grelot des moutons et des chèvres dans l’oxygène abrupt,
toute cette rumeur, ces pierres heurtées par la galoche, et cette eau
remontant à la surface du pré après le passage des roues. Les
guerriers-charretiers le long des synclinaux. Dans cette pauvreté
fastueuse, peut-être parvenait-on jusqu’aux limites de son nom. L’aurore
monte en force dans mes veines."...
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Texte proposé
par Marie-Christiane Raygot Escorter la mer, Jacques Moulin
Editions Empreintes, 2005
..."La valleuse ne fait jamais son deuil des eaux perdues use la craie
encore cherche l’eau à faire son trou. Un escalier de calvaire complique
la conduite. La mer en bas ressasse jusqu’à nous dessécher. Je creuse sous les croûtes d’enfance et ne retrouve pas l’image de ma
mère en ce bas de falaise bout de grève en festons. Ni vent ni soleil
pour ma mère ça lui donne des migraines qui l’emportent comme paquets de
mer loin des galets aux colères d'obstacles. Et que dire de ses varices
qu'elle porte vives sous la mitraille des sels ? On les imagine loin
déjà des mollets comme ces varechs qui flottent encore un peu à
l’estran. Me reste la trace de petits
bonshommes noirs baignés d'étendue comme chez Michaux sur une page de
galets gesticulant à marée basse au rythme des étrilles qu’ils
pourchassent."...
(Né en 1949,Jacques Moulin, originaire de Normandie, vit à Besançon
oû il enseigne. Auteur de nombreux recueils de poèmes, souvent, en
collaboration avec des plasticiens, il a notamment publié Valleuse
(Cadex), Matière à fraise (Edition de l’envol) et aussi Marron. Aux Editions Dutrou,
Mélèze Façade
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Texte proposé
par Annie Christau : Extrait de Chien de Printemps de Patrick Modiano
..."J’ai pris le métro jusqu’à la gare de Lyon, puis au guichet des
lignes de banlieue un billet pour Fossombrone. Il fallait changer à
Melun. Le compartiment où je montai était vide et moi presque joyeux
d’avoir trouvé un but à ma journée. C’est en attendant sur le quai de la gare de Melun la micheline pour
Fossombrone que mon humeur a changé . Le soleil du début de
l’après-midi, les rares voyageurs et cette visite à des gens que je
n’avais vus qu’une seule fois, quinze ans auparavant, et qui avaient
sans doute disparu ou m’avaient oublié me causèrent brusquement un
sentiment d’irréalité. Nous étions deux dans la micheline : une femme d’une soixantaine
d’années qui portait un sac à provisions, s’était assise en face de moi. - Mon Dieu… Quelle chaleur… J’étais rassuré d’entendre sa voix mais surpris qu’elle soir si claire
et qu’elle ait un léger écho. Le cuir de la banquette était brûlant. Il n’y avait pas un coin d’ombre. - Nous arrivons bientôt à Fossombrone ? lui ai-je demandé. - C’est le troisième arrêt. Elle fouilla dans son sac à provisions et trouva enfin ce qu’elle
cherchait : un portefeuille noir. Elle se taisait. J’aurais voulu rompre le silence. Elle est descendue au deuxième arrêt. La micheline a repris sa marche et
j’ai été saisi de panique. J’étais seul désormais. Je craignais que la
micheline ne m’entraîne dans un voyage interminable en augmentant au fur
et à mesure sa vitesse. Mais elle a ralenti et s’est arrêtée devant la
petite gare au mur beige de laquelle j’ai lu FOSSOMBRONE en caractères
grenat. A l’intérieur de la gare, à côté des guichets, un kiosque à journaux.
J’ai acheté un quotidien dont j’ai vérifié la date et lu les gros
titres…"...
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Texte proposé
par Laure-Anne Fillias Les Tombeaux de Ravenne, III,extrait final. in
L’Improbable, et autres essais, d’ Yves Bonnefoy Mercure de France,1980. Gallimard, 1992.
« (…)Ici (le
vrai lieu est toujours un ici), la réalité muette ou distante et mon
existence se rejoignent, se convertissent, s’exaltent dans la suffisance
de l’être. Beauté d’un lieu de cette sorte, mais extrême, où je ne
m’appartiendrais plus, gouverné, assumé, par sa parfaite ordonnance.
Mais où aussi, et enfin, je serais profondément libre, car rien de lui
ne me serait étranger. Je ne doute point qu’existe, quelque part et à
mon usage, cette demeure, ce seuil de la possession de l’être. Mais que
de vies se dépensent à ne savoir pas le trouver ! Aussi bien j’aime les
voyages comme l’essai du retour. Quête marquée de haltes, si des lieux
sont atteints qui ressemblent à mon désir. Alors un vieil espoir blessé
par les religions se réveille, il guette anxieusement ces colombes du
rivage qui semble proche. Madonna della Sera, murs éclairés d’Or San
Michele le soir, place étroite de Galla placidia dans Ravenne, ébauchons
ici, écoutons le silence du dernier pas. La poésie aussi est cette
recherche, elle n’a de souci qu’en ce point du monde que je pressens,
elle prépare et traduit ce moment de l’éloquence physique, où paraîtra
le jour qu’elle désire, partout ailleurs enseveli… Poésie et voyage sont
de même substance, d’un même sang, je le redis après Baudelaire, et de
toutes les actions qui sont possibles à l’homme, les seules peut-être
utiles, les seules qui ont un but. Je me suis égaré, si tant est que la vérité que j’appelle contredise de
tels égarements.... »
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Textes proposés par Jean-Jacques Maredi Déloger l'animal de Véronique Ovalde
..."Dans l'appartement de la rue
de Roi-Charles, il y avait également la chambre de Monsieur Loyal et de
ma mère, tout emplie de satin et de douceurs rococo, lit jamais fait -
et cet abandon avait quelque chose qui avait bien sûr trait à la luxure-, rideaux de mousseline toujours fermés, mais la chambre donnant sur le
zénith, l'endroit était souvent baigné de lumière rose, ma mère ne
soulevait les tentures que pour s'accouder au garde-corps au-dessus de
la rue et des palmiers, se coupant les ongles avec application à l'aide
d'un petit outil brillant, laissant tomber sur les passants très loin en
bas les rognures minuscules, chantonnant avec un bruit de gorge
par-dessus lequel claquait à intervalles réguliers la pince de son
instrument. Clic-clac maman chantonne au-dessus de la rue et son regard
plonge sur les doryphores tout en bas. La dernière pièce de l'appartement était la salle de bain, envahie de
flacons de parfum et de crèmes jeunesse éternelle, baignoire pour
demi-nain, baignoire sabot, elle appelait ça, une baignoire sabot, alors
je me demandais, y a-t-il des baignoires bottines, talons aiguilles,
cuissardes, y a-t-il des baignoires au format de mon père ? "...
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Un an
de Jean
Echenoz, ..." Sous des plafonds de bois
peint, de croisillons métalliques et de verre armé, la salle des pas
perdus de la gare Saint-Lazare est un long rectangle bardé sur ses
longueurs de distributeurs automatiques de tickets. Ses largeurs sont
occupés à l'ouest par le Snack Saint Lazare Brasserie, à l'est par un
monument bidimensionnel et commémoratif des agents du réseau morts pour
la France.Devant le snack, jouxtant une cage en verre contenant deux
vigiles vêtus de plastique noir et porteurs d'appareils à leur ceinture,
se trouve la salle de vente des billets grandes lignes dans laquelle
Victoire entra."...
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Une gourmandise, de Muriel Barbery (édition
Folio): ..."Le retour vers Rabat, à une dizaine de
kilomètres, dans la fournaise des voitures, me laissait le loisir
d'admirer le front de mer. Je ne m'en lassais pas. Plus tard, jeune
homme et privé de ces étés marocains, il m'arrivait d'évoquer en pensées
les moindres détails de la route qui mène à la plage des Sables d'Or à
la ville et, en celle-ci, je repassais rues et jardins, avec une
minutieuse euphorie. C'était une belle route qui, en maints endroits,
dominait l'Atlantique ; des villas anéanties de lauriers-roses
laissaient entrevoir parfois, dans la fausse transparence d'une grille
ouvragée, une vie ensoleillée qui se mouvait là ; la forteresse ocre,
plus loin, surplombant des flots d'émeraude et dont je n'ai appris que
bien plus tard que c'était une fort sinistre prison ; puis la petite
plage de Temara, enclavée, protégée du vent et des remous et que je
toisais avec le dédain de ceux qui n'aiment dans la mer que ses reliefs
et ses tumultes ; la plage suivante, trop dangereuse pour que l'on
puisse s'y baigner, parsemée de quelques pêcheurs téméraires aux jambes
brunes léchées par les vagues et que l'océan semblait vouloir avaler
dans un vacarme rageur ; puis les abords de la ville, avec le souk bondé
de moutons et de toiles de tente claires claquant au vent, les faubourgs
grouillant de monde, joyeusement bruyants, pauvres mais salubres dans
l'air iodé"....
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Texte proposé
par Marc Lasserre
Eldorado,
Laurent Gaudé.
Roman.
Actes-sud 2006. Babel 2007- pages 224 et 225.
..."En quinze minutes, à peine, nous avons traversé l’enfer. Il y avait
mille périls, mille façons de se perdre mais nous avons tenu.J’ai couru.
Commes les autres j’ai poussé du coude des corps pour me frayer un
passage, mais je n’ai pas oublié Boubakar.
Je relève la tête. Je regarde les deux hautes barrières et, au-delà, la
colline avec notre pauvre forêt.
Nous attendons un camion. Boubakar m’explique que nous sommes en état
d’arrestation, que nous allons être mis dans un centre de détention, que
nous aurons à manger et à boire et que nous dormirons dans un lit. Puis
ils nous relâcheront et nous pourrons aller où nous voudrons. Il nous
faudra quitter le continent, passer en Espagne, puis n’importe où en
Europe.
Je souris. Tout commence maintenant. Je suis heureux.
C’est alors que Boubakar tend son doigt vers la nuit, en direction de la
colline où nous nous cachions. «Regarde”, dit-il. J’aperçois de petites
lueurs orangées qui scintillent dans la nuit. De plus en plus
nombreuses. Ca brûle. Ils viennent de mettre le feu à notre campement.
Les flammes sont de plus en plus hautes. Nous imaginons nos sacs, nos
affaires brûler là-bas, à quelques centaines de mètres. Ils vont
continuer leur harcèlement sur d’autres que nous, sans cesse. Et les
émigrants continueront à se presser aux portes de l’Europe, toujours
plus pauvres, toujours plus affamés. Les matraques seront toujours plus
dures mais la course des damnés toujours plus rapide. Je suis passé. Je
regarde les flammes monter dans la nuit et je recommande mes frères au
ciel. Qu’il leur soit donné de franchir les frontières. Qu’ils soient
infatigables et bienheureux. Pourquoi ne tenteraient-ils pas leur chance
eux aussi encore et encore ? Que quittent-ils de si enviable ? Nous ne
laissons rien derrière nous, qu’un manteau lourd de pauvreté. Tout va
commencer maintenant. Pour moi et Boubakar. Un continent est à venir.
Nous laissons celui-là brûler, dans la nuit marocaine. Ces étincelles
qui montent dans le ciel, ce sont nos années perdues dans la misère et
les guerres intestines. Je vais monter dans le camion et je ne me
retournerai pas. J’ai réussi."...
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Midi à toutes les portes, André Velter.
NRF- Ed.Gallimard 2007.
..."Il suffit d’un orage, du feulement d’une faux dans l’herbe, d’une
touffe de coquelicots sur un talus, pour que se lèvent des galops de
mémoire. Alors revient la nuit où la foudre a frappé le Grand-Chêne,
alors remonte aux narines l’odeur du foin des derniers jours de juin,
alors se flétrit d’un coup la fleur rouge au coeur noir qui jamais ne
supporte d’être cueillie et qui n’est fascinante, éclatante, sublime,
que sauvage.
Babûr le Conquérant, fondateur de l’Empire moghol, situait le centre du
monde à Kaboul. C’était la ville qui l’avait fait roi et c’était, en
1504, pas loin du paradis sur terre. J’ai longtemps rêvé, y compris à
Kaboul ou dans les déserts afghans, de cette localisation idéale. Babûr
l’avait plutôt bien choisie mais, tout maître de l’univers qu’il était,
il usait là d’un pouvoir qui n’était pas en son pouvoir. Car personne ne
règne sur une fable aussi partagée, chacun occupant à son heure, parfois
à son corps défendant, une parcelle illusoire surchargée de racines,
d’émotions, de secrets, d’hymnes, d’éboulis, de statues, de murmures, de
vieux clichés : lambeau d’apanage entre magie et dérision, soudain cible
inexpugnable, noyau infracassable de soi, centre personnel, portatif et
inviolable du monde."...
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Traversée des ombres,
Jean
Bertrand Pontalis.
Ed. Gallimard 2003.( Folio 4294- sept. 2007 p.83)
… "Prendre l’autobus 86 à
Saint-Germain-des-Prés : pour un sédentaire, c’est un voyage. Boulevard
Saint-Germain : trop connu, je lis mon journal. Déjà, peu avant la
Bastille, une première surprise, amusée : une station qui a pour nom La
Cerisaie ; une femme, un rien mélancolique – qu’a-t-elle perdu ? que
va-t-elle perdre ? – prend place à côté de moi, son sac tombe à mes
pieds, je le ramasse, elle sourit. Un peu plus loin La Boule Blanche, et
c’est un grand Noir au regard infiniment triste qui monte, il reste
debout, il vacille légèrement et le voyageur que je suis ce jour-là
s’est fixé pour destination le musée des Art d’Afrique et d’Océanie.
Hôpital Saint Antoine : c’est là que, au temps lointain de ma jeunesse,
j’allais chaque nuit rejoindre L. dans sa chambre d’interne. L’amie
morte vient souvent me visiter en rêve ; de la trop aimée mal aimée il a
fallu pour me souvenir que j’aperçoive la petite place face à l’entrée
de l’hôpital. Laquelle est la morte ? Laquelle est la vivante ? Et puis
passé la Nation, des boulevards qui me sortent de la ville, m’entraînent
dans la périphérie, cette étendue sans forme ni limites. Le dépaysement
s’accentue, l’autobus, j’allais dire le bateau, a dépassé la Place des
Antilles. Je me demande : où est le centre de ma ville, où est mon
centre ? Je ne suis pas sûr d’en avoir un. "…
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Texte proposé par Michèle Monte
Le poème n’y a vu que des mots, texte 22 de la série "Paysages",
L’idée bleue, James Sacré.
..."Certains matins tout le
paysage se trouve donné en couleurs d'ardoise, les toits, le goudron
clair des routes, et les strates des nuages qui remplissent ce clivage
de gris et de couleur difficile à dire autrement qu'avec le mot ardoise
: des couleurs qui font penser à ces pierres de schiste vert, qu'on voit
dans les murs de jardins et de maisons là où des crépis se défont.
Et remontant le chemin d'herbe et de cailloux qui va jusqu'à mon logis,
passant en haut d'une vigne, puis marchant sur une coursive de bois au
bord du toit pentu, zinc de la gouttière en longue ligne horizontale
accrochée aux dernières petites ardoises (le reste de la maison est en
contrebas d'où j'arrive), je remarque avec un tout particulier plaisir
le rose léger d'une églantine ou celui, plus charnu, d'une touffe de
trèfle dans le pied d'un talus.
Ainsi passant dans un paysage (mais je n'y suis déjà plus, assis à ma
table et ne faisant que l'apercevoir dans le cadre de ma porte vitrée,
ou celui de l'étroite lucarne), c'est un peu comme si j'y ramassais mon
poème, sans que je sache exactement où : ça n'est pas une pierre que je
pèse ici dans ma paume ; aucun brin de fleur qui déjà y serait fané, ni
mouvement de nuage avec une ardoise qui soudain glisserait d'un toit.
J'ai dû respirer ce poème en passant, sans peut-être m'en apercevoir
(s'il ressemble ainsi à l'odeur que laissent dans les vignes les
premiers traitements de la saison ?)
La reproduction du tableau de Kandinsky, là derrière moi, ne me
semble-t-elle pas du coup, comme un emmêlement de couleurs, verts et
bleus quelque peu ardoisés, et des roses rougissants, quasiment violets
ou lie-de-vin à des endroits, qui deviennent ces roses des fleurs (on
peut aussi penser à la rouille légère des plants d'oseille sauvage) que
j'ai tout à l'heure mieux vus à cause que c'était dans les schistes du
paysage.
Je trouve mal les passages qui s'ouvrent, semble-t-il, entre paysages,
peintures et poèmes, et je ferais peut-être mieux de m'en tenir au titre
de mon livre : le poème n'y voit que des mots. Les trois pourtant se
trouvent mouvementés par cette interrogation qui me vient,À cause que
j'ai écrit en pensant à des peintures.
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Texte proposé par Michèle Monte
et Françoise Salamand-Parker
Les Ruines de Paris, Jacques Réda (p.83-84, Poésie-Gallimard 1993
…"Des fleurs des acacias qui
moussent pendent au-dessus du trottoir. Je n'aperçois que trois
demoiselles pour vouloir en cueillir des grappes : elles n'y arriveront
pas. J'estimerais assez naturel de leur venir en aide, mais qu'en
penseraient-elles, et puis moi, dans le vacillement de la courte échelle
? J'attends donc qu'elles aient disparu avant de plonger les bras dans
le lait frais bouillonnant de ces géants de la ligne de Ceinture. Les
fleurs sentent le grenier à foin un été sous l'averse (je me souviens de
l'été de 43), la cigarette Senior Service, le cou de jeune fille, la
camomille - bref, elles sentent surtout l'acacia. Si candides, si
fragiles, qu'à regret j'en remplis ma sacoche dont le ressort va sauter
rue d'Alésia, s'embrouillant dans la chaîne, compliquant bien
prosaïquement la suite de la journée, alors que j'avais prémédité de
bouleverser ma vie en offrant ces fleurs - mais je divague, et surtout
j'anticipe : je n'ai même pas encore atteint le coin de la rue de Patay,
près du restaurant La Pente Douce; je ne fais qu'amorcer la descente
vers les derniers potagers suspendus de la rue Regnault, et là, dans les
lointains brumeux d'une Afrique de rêve, d'horizons en photogravure
d'atlas géographique, aberrant mais fatal, sans nom, sans raison, sans
emploi, éclot en fragment d'absolu le piton du zoo de Vincennes."…
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Texte proposé par Any Souchot
Le miroir ébloui, Jean Tardieu
..."Le Tintoret - Dans la cour de I'immeuble
Dans cette cour en forme de puits où les fenêtres déversent tous les
jours des détritus de bruits, des épluchures de voix, avec les plaintes
des assiettes
entrechoquées et les doubles-croches des machines à écrire, tout à coup
par I’oblique rayon annonciateur, les personnages du Tintoret, d'un vol
pesant et
tournoyant descendent !"...
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Texte proposé par Pierre Torres
Les radis bleus, Pierre Autin-Grenier
..."Sainte Marina
Oh ! le cruel instant où s'envolent les pigeons sournois, vous laissant
seul sur la Grand'Place ! Là-bas, dans le ciel, cent mille ailes étirant
une longue ligne de vie ! Et vous, donc, tout à fait seul maintenant au
milieu de cette grande place avec, au bout des bras, vos deux
valises."...
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Texte proposé par Françoise Salamand-Parker
Le feu grégeois [Lo fuòc gregau] Max Rouquette
..."Qu'est-ce qui aurait pu être imaginé par ces hommes
des îles de lumière, des ports, des bateaux et des barques tirées au
sec, des nuits chaudes, des musiques sonnant dans les ruelles, qu'est-ce
qui aurait pu être plus étranger, plus différent, que cette maison
solitaire avec un port de veuve hautaine au-dessus des arbres, que ce
silence des forêts, que cette angoisse que font naître le ciel gelé,
souvent brumeux, et les collines sèches. Dans la mare, en dessous du
jardin, ces feuilles mortes sur une eau triste où se mirait le ciel
gris. Là peut-être, plus que partout ailleurs, les prenait au ventre le
sentiment d'être pour toujours séparés de la patrie. Et l'ennui, le
long, le terrible ennui, qui allait au-delà de tout, les jours sans fin
à rien faire d'autre qu'à observer sur le mur le stylet du cadran
solaire. Doigt impérieux, sec, noir, cruel, montrant la terre et non le
ciel, comme la volonté d'un juge. Les jours à guetter les vols d'oiseaux
de l'automne, quand ils descendent en devinant venir le froid. Et ils se
disaient qu'au printemps, quand les oiseaux remonteraient vers le Nord,
eux seraient encore là, ignorés de tous, à attendre l'automne pour les
voir à nouveau traverser le ciel. Et s'en aller vers des pays où le
soleil chante avec le rythme de la mer. Pays étrange et étranger, pays
obscurément ennemi. Couleurs sombres, terre avare, vent mauvais.
Le soirs de vent marin, ils sentaient l'exil plus que jamais. Rien qui
les rattachât à leur terre, à leur vie, à leur mer qui là-bas baigne
tout. Cette mer qu'ils sentaient, pas tellement lointaine mais qu'on ne
pouvait jamais voir, cachée qu'elle était par la masse sombre des
collines. Au début, ils avaient bien essayé de la voir en escaladant la
crête. Ils avaient essayé de visiter le pays alentour. Mais ils
s'étaient vite lassés de traîner entre les ronces et les bruyères.
Lassés de ne rien voir d'autre quelque chemin qu'ils fissent, que des
bois de chênes sans fin...."
Extraits de Vert Paradis II
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Texte proposé par Annick Nay
La dormition des amants, Jacqueline Harpman
Grasset 2002 (pp.74 à 76)
« Je devins donc comte de los Loros. Maria jura de ne pas
révéler un titre que je devais à sa bonté et point à mes ancêtres, mais
elle oublia ce serment. La nuit qui suivit notre étrange dispute et mon
anoblissement, je fis, pour la première fois, un rêve qui revint souvent
me hanter : je m’y retrouvais enfant, jouant tranquillement parmi les
hautes herbes d’une jachère, lorsque des hommes très û venir le secours,
mais j’avais beau appeler, la porte et les volets restaient fermés. Tout
en dormant, je criai si fort que je réveillai Maria et le roi qui se
précipitèrent à mon chevet et furent tout étonnés de me voir me débattre
comme un forcené. Ils me secouèrent pour m’arracher au sommeil, dont je
ne sortis que très lentement, avec un flot de paroles auxquelles ils ne
comprirent rien car elles étaient en italien, langue que j’étais sûr
d’avoir oubliée, de sorte que je ne pus jamais savoir ce que j’avais
dit.
Depuis, j’ai appris l’italien, dans l’espoir de comprendre ce que je
raconte ; Entre-temps, je me suis si bien habitué à mon rêve que, même
s’il me fait toujours peur et me réveille brutalement, je halète et je
transpire, je ne parle plus ; Mais je déteste voir des maisons où tout
est fermé. Plus tard, lors d’une de nos équipées, nous eûmes, Maria et
moi, à traverser une ville envahie par la peste, longeant des rues où
les portes et les fenêtres étaient barrées, parfois clouées. Elle me vit
blême et crut que je craignais la contagion.
- Non, lui dis-je, j’ai peur de mon rêve.
- Le prendrais-tu pour un présage ?
- Je crois que c’est un souvenir.
Ce qui ne m’enlevait pas la peur. Je ne craignais pas tant les hommes
qui m’enlevaient que cette demeure, close sur ceux qui m’avaient trahi.
Elle fronça les sourcils :
- Que
peux-tu craindre du passé ?
- Rien, lui répondis-je.
Mais aujourd’hui qu’elle est morte, je sais que le passé contient tous
nos chagrins et qu’il est notre plus lourd fardeau?
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III. Textes proposés par les
Belges aux futurs auteurs francophones
Au
bonheur des belges, histoire d’une identité, René Hénoumont
Corps de métier, Jean-Luc Outers,
Dinddra, Girolamo Santocono
Gaza dans mes yeux, Marianne Blume
La petite rue claire et nette, Xavier Deutsch
Le nègre, Philippe Blasband
Marin mon cœur, Eugène Savitzkaya
Mémoires d’un ange maladroit, Francis Danemark
Nuit d’encre pour Farah, Malika Madi
Taffetas Noir, François
Emmanuel
Nous deux, Nicole Malincoli, 1993
Het
verdriet van Belgïe
(Le chagrin des Belges)
Hugo Claus, 1983 .
Le petit
théâtre des opérations, Patrick P. Quinet
Gymnopédies et
autres musiques, Yun Sun Limet
En vie, Eugène
Savitzkaya
Si tu me disais viens et
d’autres poèmes, Karel Logist
L'employé des
Postes, Jacques Sternberg
Textes proposés par Noëlle De Smet.
Au bonheur
des belges, histoire d’une identité, René Hénoumont
Editions du Rocher, Monaco, 1992
…"La proximité de l’Allemagne m’effrayait. C’était là, tout près, dans
la grande trouée de la Meuse, cette ligne indécise entre les peupliers,
dans les vergers dont on rasait les haies autour des forts. Les funestes
années trente étaient en marche. Un jour proche, les Allemands
viendraient par là, par les petites routes où, écolier, je me lançais à
bicyclette pour des périples d’une après-midi de congé. Les monuments
aux morts de la Grande Guerre, les paysages même des hauts de Liège qui
portait encore les traces des exactions allemandes d’août 14, d’une
certaine manière me ramenaient à ma francolâtrie, d’autant que je lisais
alors les romans nationaux d’Erckmann-Chatrian, sept grands volumes d’Hertzel
trouvés dans un semainier acheté par mon père dans une vente publique.
En regard, notre littérature était bien médiocre. Nous n’avons pas eu de
Dorgelès et notre cinéma était inexistant. L’acuité du sentiment
français en Wallonie ne s’explique pas autrement. J’ai été abreuvé dès
l’enfance de littérature française et ce n’est qu’au lycée que
j’abordais, toujours hors programme, certains écrivains de chez nous
dont le régionalisme faisait dire à nos professeurs qu’ils étaient
mineurs. Ce sont les mêmes professeurs qui affichaient ouvertement leur
mépris pour le cours de flamand, ce qui explique aussi ma méconnaissance
de la Flandre."…
Liégeois de plume, rural de cœur, René
Hénoumont est né à Liège en 1922. Il est journaliste, romancier,
chroniqueur
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Corps de
métier, Jean-Luc Outers,
Editions de la différence, Paris, 1992
…"Elle marche ainsi dans les rues de Bruxelles, imaginant son ventre
plein, à nouveau immense. Elle se voit porter la terre entière et cela
la rend légère. Les bruits de la chaussée glissent sur elle comme sur
une paroi étanche. Elle évolue sous l’eau. Elle ignore les carrefours et
les feux, glissant entre les voitures comme un poisson urbain. Ses
lèvres remuent à peine. Elle se raconte toujours la même histoire, celle
de l’oiseau aux ailes immobiles, contraint de chercher le vent qui
souffle entre les tours des villes désertées. Elle se laisse filer dans
le métro par les volées d’escaliers roulants qui mènent aux rames. Comme
un objet perdu qui flotte, elle traverse de grands halls silencieux aux
allures de cathédrales. En bas, des gens tournés dans la même direction,
le regard pointé sur le trou noir où surgira le trian, attendent. Elle
se joint à eux et sent ses yeux happés à leur tout par l’orifice du
tunnel sans fin."…
Jean-Luc Outers vit à Bruxelles où il
est né en 1949. Il a publié aux éditions Gallimard un premier roman,
l’Ordre du jour, dont une adaptation cinématographique a été réalisée
par Michel Khleifi
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Dinddra,
Girolamo Santocono
Ed. du Cerisier, Cuesmes, 1998
…"Dans le grenier, le toit mort comme on dit chez les Siciliens, le
linge propre répand une bonne odeur de lessive. Pino venait souvent s’y
réfugier lorsqu’il était petit. (…) Il a tout à coup envie de fouiner
dans les vieux cartons soigneusement rangés dans un coin. Le premier est
plein de cahiers d’école, presque tous au nom de sa sœur. Le second ne
contient que des bibelots sans intérêt parmi lesquels il reconnaît le
poisson en verre de toutes les couleurs qui a trôné des années durant
sur la cheminée de la salle à manger. Il aurait juré qu’il s’y trouvait
encore, tiens. Du troisième, il retire un ancien jeu de loto qui a
souvent égayé les soirées d’hiver au temps où la télévision n’avait pas
encore imposé sa dictature. (…) Dans une boîte à chaussures, il trouve
un paquet de vieux 45 tours : Domenico Modugno, Aurelio Fiera, Claudio
Villa, Marino Marini, des noms qui ricochent dans sa mémoire comme des
boules de billard : c’était un samedi, les cousins de Liège sont arrivés
par le train sans prévenir, y avait pas le téléphone à l’époque.
Aussitôt on a dressé la table, on a sorti le vin et la pancetta, on a
mis les pâtes dans l’eau. Quand le repas a été terminé, on a enlevé les
tables et les chaises, on a mis un de ces disques sur le phono et on a
dansé jusque tard dans la nuit. Les cousins sont restés dormir, on a mis
des matelas par terre, les enfants à quatre dans un lit tête-bêche, les
femmes dans une chambre, les hommes dans le salon sur le divan et les
fauteuils. Pino se souvient avoir vu pour la première fois le jour se
lever, un beau matin ensoleillé qui avait été annoncé par le chant des
coqs du voisinage. A midi, ils ont été faire la gitta au parc de
Mariemont, ce magnifique parc que le père, fier, avait présenté aux
cousins comme s’il s’agissait du sien. La mère avait préparé une montage
de pizzas, ils ont étendu des couvertures sur la pelouse, ils ont mangé
avec la caresse du vent sur le visage, le père a chanté « O sole
moi », sous le grand cèdre du Liban, des passants se sont arrêtés pour
l’applaudir, on a distribué des morceaux de pizza et des verres de vin
et le monde entier, ce jour-là, a été heureux avec eux…"…
Le dinddra c’est un mot des vieux
immigrés italiens qui veut dire « l’intérieur » . Le dindra se
compose principalement de « paesani ». Sous ce vocable générique, on
englobe quiconque vient du village là-bas ou qui y possède un ancêtre.
Mais si on veut vraiment jauger le « dinddra », il faut venir le s jours
de marché. Ces jours-là, comme qui dirait, l’Italie toute entière vient
s’installer sous ta fenêtre.
Fils d'un ouvrier mineur italien, Girolamo Santocono, sociologue de
formation, connaît bien le Hainaut et plus particulièrement la région du
Centre ; il est, en effet, directeur du Centre culturel de
Chapelle-lez-Herlaimont et s'occupe de la maison d'édition Le Cerisier,
installée à Cuesmes, la commune où Van Gogh passa quelques mois.
Il a évoqué son arrivée d'Italie et la vie difficile des immigrés
italiens dans les années 50 dans son premier roman, Rue des Italiens
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Gaza dans mes yeux, Marianne Blume
Labor Quartier libre, Bruxelles, 2006
…"Assise
devant mon ordinateur à Bruxelles, il me semble si difficile de dire un
check point. Je suis découragée d’avance. Le lecteur ne va jamais
comprendre. Il faut faire des comparaisons mais aucune n’est entièrement
satisfaisante. Si je dis : « Pensez à une longue file à la poste
alors que vous êtes pressé » ou « imaginez-vous dans un
embouteillage monstre », vous allez ressentir l’attente et l’énervement
que ces situations génèrent. Vous ne saurez rien de l’arbitraire de
votre attente. Si je vous dis : « Vous vous rendez dans une
administration et on vous claque la porte au nez parce qu’on ferme avant
l’heure pour être sûr d’être parti à l’heure », vous allez comprendre la
frustration et aussi l’impuissance. Vous ne saurez pas l’attente. Si je
vous dis par contre : « Un de vos proches est au plus mal mais on
vous refuse un congé », vous allez revivre la révolte devant
l’arbitraire du pouvoir. Vous ne croirez pas être brimé pour ce que vous
êtes. Si je vous dis : « La police vous arrête avec brutalité lors
d’une manifestation que vous ne faisiez que regarder », j’aurai déjà
perdu la plupart d’entre vous. Si je vous dis encore : « Imaginez,
comme à Sarajevo, des snipers qui guettent votre passage », vous serez
troublés et vous n’aurez que les documentaires auxquels vous raccrocher.
Et si je vous demande de mélanger tous ces sentiments à la fois, vous en
serez incapables. Je vous comprends. J’enrage de ne pouvoir vous
communiquer mon expérience. L’expérience quotidienne des Palestiniens."…
Marianne Blume née en 1951 est à
l’origine professeur de langues anciennes. De 1995 à 2005, elle
s’installe comme coopérante APEFE à Gaza où elle est chargée de mettre
sur pied une filière de français, à l’université El-Azhar.
"Ce livre est aussi un hommage à la généalogie de Marianne, à sa famille
de résistants communistes, à sa mère déportée dans les camps de
concentration nazis, à sa grand-mère rebelle, qui l’a mise sur le chemin
de l’Intifada, qui l’a protégée de l’indifférence face à la souffrance
humaine et qui a nourri son instinct d’indignation et de défense de la
justice, partout dans le monde » Leïla Shahid, déléguée générale de
Palestine auprès de l’Union Européenne, de la Belgique et du Luxembourg
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La petite rue claire et nette, Xavier Deutsch
Medium Paris 1992
…"Sans
bruit, Stéphanie se glisse par la porte du jardin. Personne ne l’a vue.
Elle porte un long imperméable qui la couvre jusqu’aux genoux et lui
donne l’air d’une jeune dame sombre telle qu’on en croise dans les
romans de Théophile Gautier. Autour d’elle maintenant la nuit coule avec
tranquillité, de la banlieue au centre de la ville. Stéphanie marche. Il
est 22h45.
Elle traverse la Sambre couchée entre les quais et qui dort, puis le
boulevard Tirou. On dirait toujours que c’est un orage qui a creusé le
boulevard Tirou, et qu’il lui en est resté quelque chose : en tout cas,
certaines lumières s’accrochent et des bruits de couteaux grincent à la
surface des vitres éteintes. Ici, les globules sont cuits.
Longtemps, il y avait eu des mineurs sous Charleroi, qui cognaient le
fond de la terre pour en sortir ses morceaux les plus noirs. Mais la
mine ressemble à l’océan :c’est beau, c’est grand, et on ne peut rien en
dire de sérieux si on n’est pas né dedans, si on ne l’a pas respiré
depuis le ventre de sa mère. J’ai eu un grand-père ingénieur dans les
mines du Borinage mais ça ne m’habilite pas pour autant à parler de ce
que je ne connais pas. Je ne conserve que ceci de relevant (comme ils
disent les anglais) : longtemps, il y avait eu des mineurs sous
Charleroi et ce soir où Stéphanie franchit le boulevard Tirou on les
sent encore cogner à la barre à mine, on les sent donner des coups, on
les entend secouer la terre mais il faut bien écouter."…
Xavier Deutsch est né le 9 février 1965 en Belgique, à Louvain.
Autres titres : La nuit dans les yeux, Gallimard 1989, Les garçons,
1990, Les foulards bleus, 1990, La trilogie Too much sur la terre comme
au ciel, en 1994
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Le nègre, Philippe Blasband
Les éperonniers, Bruxelles, 1992
…"Je lui
demandai l’adresse du nègre. Elle me la donna. Je raccrochai, prévins ma
secrétaire que je sortais, pris ma voiture et roulai guilleret vers
Saint Gilles.
Je ne savais pas qu’il existait encore des quartiers aussi délabrés dans
notre ville. Comment pouvait-on vivre dans des taudis pareils ? J’étais
dégoûté. Je regrettais d’être venu.
Je trouvais enfin la maison, une maison pareille aux autres, humide,
s’affaissant, sale. J’appuyai sur l’unique sonnette ; m’ouvrit une
vieille dame rougeaude, habillée comme une collégienne ; c’était elle
qui m’avait téléphoné. Ses yeux ne fonctionnaient qu’à peine. Elle les
écarquillait, s’approchait, reculait. Je lui expliquai que j’étais venu
voir Monsieur Neqoumbomo. Elle tendit l’oreille ; je dus me répéter deux
fois en criant. Elle eut alors un sourire éclatant avec dentier – et
elle m’indiqua l’escalier en colimaçon. Je le montai prudemment. Après
deux étages, j’entrai dans la chambre d’Arthur Neqoumbomo.
Il était tellement apeuré de me voir là qu’il se recroquevilla dans son
lit, comme un chiot – même ainsi le lit était trop court pour son grand
corps. Il suait, fiévreux.
C’était une chambre minuscule et propre, avec pour seuls meubles le lit
et une petite armoire. Je restai bouche bée d’admiration : les murs
étaient couverts de dessins, des centaines de dessins."…
Philippe Blasband, né en 1964 à Téhéran.
Vit à Bruxelles. Monteur diplômé de l’INSAS ( Institut supérieur des
arts de la scène). Scénariste. Réalisateur d’un court métrage, auteur de
romans,de pièce de théâtres, de nouvelles.
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Marin mon cœur, Eugène Savitzkaya
Les éd. De Minuit, Paris, 1992
…"Le
grand voyage commence immédiatement après la grille du jardin. Mais il y
a une foule de choses qu’il convient de régler avant de pouvoir franchir
cette grille. Il y a une clenche à tourner d’un peu moins d’un quart de
tour. Il y a la sonnerie du téléphone à ignorer. Il y a deux volées de
marches à descendre. Il y a parfois un objet à prendre sur le plateau de
la rampe. Il y a une clenche à baisser et une clef à tourner, une porte
à ouvrir et une porte à fermer . Juste après, il y a une flaque à éviter
et des poires à ne pas écraser, des briques descellées à contourner, un
chat à saisir. Il y a une poignée de feuilles à ramasser, feuilles
d’érable en l’occurrence, deux marches à descendre, vers le jardin des
voisins lorgner, deux marches à descendre, deux cailloux à jeter du haut
du mur, quatre voitures à identifier, un escalier à descendre, un chat à
surprendre dans la boîte aux lettre, la grille à tirer dns un effort
surhumain. Peut-être que le grand voyage commence à l’instant qu’il a
pris la décision de l’entreprendre"…
Eugène Savitzkaya est né d'une mère
russe et d'un père polonais en 1955, aux abords de Liège, à
Saint-Nicolas, et son adolescence s'est passée à Waremme, en Hesbaye :
"Si je pense à ce qu'était mon enfance, j'ai des souvenirs de
pourriture, d'immobilité. La plupart des souvenirs qui me restent ne
sont pas très agréables, pourtant je sentais que j'avais une grande
force, que j'existais très fort. Quand je jouais, c'était toujours seul,
je refusais un partenaire. Je n'avais pratiquement besoin d'aucun
matériel particulier, je vivais des aventures constamment, des aventures
minuscules...".
Très tôt, dès les années 70, jeune poète encouragé par
Jacques Izoard, il écrit surtout de la poésie. Son écriture n'est pas
sortie indemne de ses années passées à écrire des poèmes. Dans ses
romans, pour la plupart publiés aux Editions de Minuit, l'écriture, à la
fois prose et poésie, trace les éléments (les objets, les personnes, les
paysages, les souvenirs, les rêves) d'une plume à la sensibilité
exacerbée. L'auteur se plonge avec intensité dans l'observation,
l'écriture devient regard, les objets prennent vie. Le jardinage reste
l'une des activités de Savitzkaya, un savoir-faire hérité de son père. A
travers ce personnage du fou jardinier, l'auteur rend hommage à ses deux
parents, ces deux exilés qui atterrirent quelque part en Belgique.
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Mémoires d’un ange maladroit, Francis Danemark
Editions Labor, Bruxelles, 1993
(Première édition, Laffont Paris,1984
..."Il
faisait froid à Berlin cet hiver-là. Comme tous les hivers à Berlin,
a-t-il ajouté. C’était en 53. De la chambre de son hôtel sur le
Kurfürstendamm, il pouvait voir défiler les voitures, très nombreuses.
Des Opel, des Mercedes, beaucoup d’américaines. Cette si vieille ville
était une ville toute neuve, mais ce contraste, de même que celui,
pourtant flagrant et désolant, entre la zone occidentale et la zone
russe, l’intriguait moins que celui qu’il avait remarqué souvent déjà au
sein de la population berlinoise. Si la plupart des Allemands qu’il
rencontrait étaient silencieux, et soucieux malgré leur amabilité et
leur discrète efficacité, d’autres se montraient hautains, presque
arrogants. Pour faire oublier que si Berlin avait recommencé à vivre, ce
n’était pas grâce à eux, mais par la volonté et avec l’argent de leurs
vainqueurs. Hermann l’avait cru un certain temps, lors de précédents
séjours, mais il avait compris cette année-là qu’il y avait autre chose.
La guerre qu’ils avaient perdue et qui avait détruit leur ville, ce
n’était pas vraiment leur guerre, parce qu’ils étaient prussiens avant
d’être allemands, et qu’ils n’avaient eu que mépris pour les nazis.
Franchir les barrages pour passer en zone russe était toujours
désagréable. Il en a peu parlé. Parce qu’il était de ceux qui, les
affaires terminées, pouvaient regagner une chambre d’hôtel confortable,
bien chauffée, avant d’aller manger au restaurant chinois du Ritz, où un
simple repas coûtait le salaire mensuel d’un berlinois ?"...
Francis
Danemark est né le 13 avril 1955 en Belgique. Il a toujours vécu à
Bruxelles. Il a animé une revue littéraire, La Vigie des Minuits
Polaires. Il a publié des recueils de poèmes et plusieurs romans :
L’incomparable Promenade, Le voyage à plus d’un titre, Choses qu’on dit
la nuit entre deux villes, La longue promenade avec un cheval mort
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Nuit d’encre pour Farah, Malika Madi
Editions du Cerisier, 2000, Prix de la première œuvre décerné
en 2001 par la Communauté française de Belgique
…"L’intimité de ma chambre me convenait plus que les boîtes de nuit ou
les cafés branchés, aussi je compris mais bien plus tard, pourquoi Lila
et Latifa ne trouvèrent jamais en moi une alliée. Mais qu’aurais-je pu
faire ? Nos mondes étaient si extrêmement opposés (…)
- Où est Latifa ?
Lila entra dans la chambre telle une furie. Assise sur mon lit tout
contre le mur, je lisais depuis quelques instants L’enfant maudit
de Balzac.
- Où elle est je te
dis ?
Il arrivait que Lila me fasse peur, elle était terriblement égoïste et
sûre d’elle. Toujours très impatiente, elle passait son temps à
sautiller comme si une urgence l’attendait à l’extérieur. Elle n’était
ni jolie ni moche, mais elle avait ce quelque chose de kabyle qui la
rendait irrésistible auprès des garçons en manque d’exotisme.
Elle n’avait jamais ouvert un livre et considérait ceux qui le faisaient
« des emmerdeurs, ennuyeux et ennuyants » fin de citation. (…)
- Tu passes encore ton temps à lire tes conneries ?
- Je te plains Lila, les
gens qui n’aiment pas la littérature ne savent pas à côté de quoi ils
passent.
Elle se mit à rire, d’un rire fort et moqueur. Je détestais son rire. Je
le haïssais parce qu’il ne prenait son origine que du haut de la gorge ?
- Mon idiote de sœur se croit déjà prof à l’univ, enseignant à des
emmerdeurs comme elle, la profondeur d’un poème ou d’un chapitre.
- Parce que tu sais ce
que c’est qu’un chapitre ?
Elle se coucha sur le ventre, puis tourna la tête.
- Tais toi Farah, tu me
fatigues.
Mon lit se trouvait à l’extrême droite de la chambre. Accrochée à la
tête du lit, une étagère où étaient rangés Madame Bovary, Eugénie
Grandet, Le Rouge et le Noir et Nana, seuls classiques que je
possédais en grand format, récompense, depuis quatre années successives,
de l’élève la plus méritante du cours de français. D’autres livres de
poche étaient jetés pêle-mêle dans mes tiroirs avec le rêve suprême de
les posséder un jour dans une magnifique reliure, rangés par ordre
alphabétique dans une bibliothèque de la hauteur des murs, un peu comme
celle de ces bourgeois intellectuels du début du siècle."…
Malika Madi, interprète et écrivaine belge
d’origine algérienne, est née dans la région du Centre, à La Hestre,
près de la Louvière, en 1967. Auteur également de Les silences de Médéa,
Labor, Bruxelles 2003 Parallèlement à son travail d’auteur, elle anime
aussi des ateliers d’écriture dans les écoles.
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Taffetas Noir, François Emmanuel
Les Eperonniers, Bruxelles, 1992
…"Un jour
que je m’étais mis à l’affût sur le banc le plus excentrique de la gare
de Turrau, le vent apporta soudain un léger remugle de salami à l’ail
tandis qu’un petit chien crasseux surgissait de dessous mes jambes.
Révérencieusement, comme à son habitude, le clochard répondit à mon
salut. Il s’assit à l’autre bout du banc, marmonna quelque chose entre
ses dents puis délicatement ôta son chapeau, une sorte de gibus
désaccordé dont prestement, comme en cachette, il exprima un petit
paquet triangulaire qu’il se prit à déficeler. Trois côtes à l’os en
surgirent, trois énormes côtes à l’os dans un lit de papier journal. Les
prunelles en feu, la langue pendante, le chien s’était planté face à son
maître et attendait le premier signe de la curée. En trois gestes
solennels, selon un rituel éprouvé, César Nachelmeyer envoya vers l’Est,
le Sud et l’Ouest les trois ossements carnés. Et tandis que le chien
déboulait dans un nuage de gravier rouge, le maître s’essuyait chaque
revers de doigt, avec des gestes de précieuse, il déploya ensuite la
page de joyrnal qui servait d’emballage puis méthodiquement, les yeux à
quelques centimètres du papier, commença sa lecture. C’’était
apparemment la rubrique financière. Sans perdre une ligne, de haut en
bas et de droite à gauche, l’homme arpentait les colonnes ‘une voix
ramollie, monocorde : 4 000, C.N.E, 3%, 3 985, 886, B.N.P.T.P, 889, 890,
Cr.Lyon T.P., 855…
-
Alors, on attend quelqu’un ?
Coincée entre les chiffres,sa petite voix rêche était venue l’air de
rien me crocheter doucement. Je n’eus pas le temps de répondre, l’homme
s’était déjà replongé dans sa lecture. Un instant le crachotement du
haut parleur retentir sur les quais et il reprit en écho :Turrau, Turrau,
le train de
Soetz-Kirkfaassen annoncé voie deux, le train de Soetz-Kirkfassen…"…
François Emmanuel est né à Fleurus en 1952. Il est médecin. Il a publié
Femmes Prodiges, des textes poétiques, Retour à Satyah, un premier
roman, La nuit d’Obsidienne, un autre roman, Grain de Peau, un recueil
de nouvelles
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Textes
proposés par Nathalie Rasson
Nous deux, Nicole Malincoli, 1993
Éditeur : L'Aube, collection "Regards croisés"
…"Son village où on allait. Sa rue du village. Ses gens. Sa vie passée,
d’avant l’homme. Le patois qu’elle parlait avec les gens du village.
On s’asseyait sur un banc. On disait bonjour à qui passait. Les gens
avait des voix fortes. Les hommes. Les mots en patois s’écrasaient au
sol. Les mots servaient, ils étaient comme des ventres d’animaux.
On se criait le temps qu’il fait, d’un jardin à l’autre. On disait :
Fait chaud ; ou bien : Va pleuvoir.
Le parler faisait un bruit d’objet, le bruit de ce qu’on fait, de ce
qu’on mange, de ce qui tombe, du craché, de l’écrasé, de quand ça gicle.
Un bruit de corps.
On disait les choses faites ; on était ce qu’on faisait.
On regardait pourtant passer le camion marqué « Boule d’or » et on
lisait à voix haute l’inscription. On disait : Voilà Boule d’or qui
passe. On riait. On passait le temps.
Il y avait la même inscription sur la devanture du café. Grâce à elle,
le café était un café.
Devant l’inscription, les hommes attendaient l’autobus avec les
mallettes. Ils allaient travailler aux usines. Dans les mallettes, on
mettait les tartines et le thermos. Les hommes faisaient le matin, ou
bien deux-dix, ou bien ils faisaient la nuit.
Le village vivait des usines qu’on ne voyait pas. C’était un faux
village si on peut dire.
Le parler de village s’en allaient aux usines et revenait, endurci,
hurlé.
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Het
verdriet van Belgïe, Hugo Claus, 1983
Traduction française Le chagrin des belges, 1985.
…"Il y avait là deux cendriers en opaline en forme de canards, qui
étaient pleins de mégots et de filtres de cigarettes. La tête d’une
déesse égyptienne aveugle. Une petite armoire qui représentait un
gratte-ciel, les portes étaient des étages pourvus de fenêtres de tons
pastel. Un paravent sur lequel des gazelles et des flamands buvaient
ensemble les vagues dorées d’un lac. Un miroir entouré de plumes de
cristal. Un couvre-lit de peaux de renard sur un divan de couleur
abricot."…
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Le petit
théâtre des opérations, Patrick P. Quinet, 2006.
Editions La Mesure du Possible (http://www.lautresite.com/new/mesure/possible.html)
…"En visitant, enfin, avec Damir, le Baranja que je ne connaissais pas,
j’ai découvert un morceau d’Europe fait de marécages abritant quantité
d’oiseaux. Un sanctuaire du vivant dont les eaux ont toutefois souffert
de la guerre. Un façon de faire cette guerre consistait, pour les
milices serbes, à déverser dans la Drava, en amont d’Osijek, des
produits inflammables, du fuel surtout et d’y bouter le feu en espérant
brûler la ville, petits Néron de fortune. Quantité de ces produits se
sont répandus dans ces marais en aval d’Osijek.
Ces marécages sont comme une mare aux oies en plus grand. Les Ottomans
avaient construit, habile chemin de fuite éventuelle mais aussi
stratégie dans leur avancée vers Vienne, un ponton de quelques
kilomètres par-dessus ces marais. Si des gravures en attestent la
logique militaire, la volonté de conquérir et la nécessité de prévoir
nous en convainquent. Le militaire, partout, pour conquérir ou défendre,
a su déplacer des montagnes. Certains, toujours, préféreront les
contourner, les gravir, les peindre, les ignorer...
Dans cette Baranja, en un endroit magique, un ensemble de bois et de
pavillons de chasse - dont une espèce de manoir en faux cossu de la fin
du XIXe, très « Bord de Meuse » - qui abritait souvent le chasseur qui
régna sur la Yougoslavie de 1945 à sa mort en 1980, Josip Brosz, alias
Tito. Cet ensemble me rappela certaine forêt anglaise comme un parc à
peine dessiné et voulu mais placidement abandonné et négligé."..
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Gymnopédies et
autres musiques, Yun Sun Limet, juin 2005.(http://www.bon-a-tirer.com/auteurs/limet.html)
…"Cette curieuse chambre aux murs bleus écaillés, au mobilier sombre et
au plafond très haut, le petit lavabo dans un coin, et l'inconfort
général, le sachet de plastique accroché à la rambarde de la fenêtre
pour le beurre, le fromage et la charcuterie; sur la table du bureau, le
lait en poudre."…
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Texte proposé par Karyne
Wattiaux
En vie, Eugène Savitzkaya, Editions de Minuit
..."Il faut bâtir dans le vide qui nous entoure une grande série
d'étagères en forme d'échelles et ménager une multitude de tiroirs dans
l'obscurité la plus épaisse. Il fait, au bas mot, mettre hors de portée
de la poussière, des chiures de mouches, des fientes de pigeons et de la
lumière accablante, les vêtements et les objets.
Il faut inventer des magasins pour nos biens intimes et périssables.
Aucune maison ne peut fonctionner dans l'ignorance des ces réserves.
Ainsi, à l'abri de la lumière, nos biens ne sont pas pour autant à
l'abri des outrages du temps . Certains vêtements tombent dans l'oubli
et y perdent leurs charmes et leur raison d'être et d'autres y
acquièrent une valeur surfaite . Il faut constamment rester en contact,
ventiler et inventorier les reliquaires, et se débarrasser des objets
dont l'odeur prouve un trop manifeste détachement . Il n'y a pas qu'une
seule manière de ranger, mais des milliers, toutes nécessaires pour
structurer et baliser l'existence de la maison qui est, bien avant de
paraître un agencement de portes, de fenêtres et de murs, un grand
système d'alvéoles. La simplicité de la vie domestique découle de la
grande complexité de ces alvéoles .Il faut, au même titre, une place
pour le savon et une place pour les livres . Une place pour dormir et
une place pour s'asseoir . Une place pour les punaises et une place pour
le sel .
Une place pour le parfum et une place pour la puanteur . Celle qui
connaît la place de chaque chose peu mesurer le degré de dénuement ou de
richesse de la maisonnée .
Texte proposé par
Pascale Maquestiaux
Si tu me disais viens et d’autres poèmes
Karel Logist (Edition Ercée, p51-52)
Faustin, tu
cherches quoi dans cette librairie de la rue des Croisiers
Tu feuilettes cet ouvrage tiré
A deux millions d’exemplaires dont l’un
Fut poser pour ranimer ta foi
Pour éprouver ta force et ton indépendance
Se peut-il que tu
cherches entre ces pages fines
La parole divine perdue dans le chemein
Qui te sépare de tes aïeux
Quelque part en Afrique et chambre d’étudiant
Entre laboratoire et chapelle de brousse ?
Ces testaments
sont vidés maintenant
L’ancien comme le neuf
Ils ne contiennent rien qui puisses te servir
Qu’un Dieu hérité des colons, sa majuscule bien nourrie
De potentat, de chef obèse
Qui force le respect des maigres
Tu cherches
quoi ? ton pays est à sang
Ton peuple crie famine ; vos dieux sont muets
Tes frères se meurent ; nos dieux ont trop bu
Prosterné, à
genoux, en prière, vouté
Ici comme là-bas, aujourd’hui comme hier
Sont postures d’esclave
Faustin, écoutes-moi
Ne courbe plus l’échine
Sous le fouet d’un seigneur
Ou devant la raison séduisante des clercs
Faustin,
écoutes-moi
Déplace-toi debout
Dépêche-toi debout
Ferme ce livre et ouvre ton destin
qui
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Texte proposé par
Catherine Nuellens
L'employé des Postes, Jacques Sternberg
(Univers
Zéro et autres nouvelles,
Marabout n°362)
Depuis dix ans qu'il avait été mis en cage derrière son guichet, au fond
de la grande
salle des postes, jamais il n'avait reçu un blâme, l'employé, jamais un
seul.
Il recevait, échangeait, donnait, enregistrait, timbrait, cachetait,
signait,
comptait, remettait, autant de gestes qu'il accomplissait avec un calme
parfait, sans
aucune nervosité et, toujours affable, courtois, il souriait sans cesse,
aux voisins,
aux clients, aux surveillants, à tout le monde, à tous les objets, à
lui-même, à sa
soirée...
À sa soirée particulièrement, ce que personne ne soupçonne, ce que
personne ne soupçonnera jamais. Cette soirée qui justifie pour lui ce
travail que l'employé considère comme un bagne et qu'il supporte parce
qu'il possède sa petite hantise strictement personnelle, cette obsession
qui lui dicte sa loi, lui impose ce travail dans cet endroit, à
l'exclusion de tous les autres endroits du monde.
Car l'employé, en effet, depuis dix ans, commet, tous les soirs avant de
s'en aller, ce qu'il appelle son délit quotidien, ce geste devenu une
obligation, une raison de vivre. Tous les soirs, il fourre dans sa
serviette une liasse de lettres raflées au hasard. Il emporte ce paquet
en le serrant fébrilement contre lui. Il rentre immédiatement dans sa
chambre, il jette immédiatement les lettres sur la table, il les ouvre
avec fièvre et toutes les nuits, de neuf heures à l'aube, avec la plus
grande application, en soignant sa calligraphie et son style, il répond
à ces lettres, sans jamais en oublier aucune, sans écrire un seul mot à
la légère.
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