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et éditer en sciences

 

Cet entretien est paru dans
Filigranes n°69
"Courbes et figures" Novembre 2007

 

   

Cet entretien avec Teresa Assude, auteur de Filigranes, chercheur en didactique des mathématiques, co-rédactrice en chef de la revue "Recherches en didactique des mathématiques " (RDM) semblera à certains comme un voyage en terra incognita !

Nous y traitons de questions assez peu connues et peu médiatisées : de la relation entre écriture et débat scientifique ; du rapport entre écriture et normes internationales ; de l'édition scientifique en science.

Ce détour par les mathé-matiques, par la réflexion sur leur diffusion et leur enseignement, est aussi une invitation à mieux comprendre quelles positions Filigranes occupe au sein de cet autre continent inconnu qu'est encore pour certains, l'écriture poétique et l'écriture en revue…

   



Créer une revue, encore une revue…

Filigranes : Tu es co-rédactrice en chef de la revue Recherches en didactique des mathématiques. Cette expérience éditoriale nous intéresse à plus d'un titre. Mais d'abord, qu'est-ce que la "didactique des mathématiques" ?

Teresa Assude : La didactique des maths est un domaine de savoirs qui étudie la façon dont se diffusent les connaissances et les pratiques mathématiques dans différentes institutions. Pour l'institution scolaire, on s'intéresse à l'enseignement et à l'appren-tissage des maths. Pour d'autres "institutions" d'utilisateurs des maths, l'économie par exemple, on s'intéresse au rôle d'outil que les maths peuvent jouer dans l'élaboration de modèles. Recherches en Didactique des Mathématiques, parue pour la première fois en 1980, a pour but de diffuser des recherches en didactique des mathématiques. La revue, qui est trilingue (français, anglais et espagnol), est un outil pour la communauté des "didacticiens".

Filigranes : Il y a certes l'outil que représente la revue, mais il y a aussi les enjeux. Quels étaient-ils à la création de la revue ?

T.A. : A l'époque, la didactique des maths était un domaine émergent qui manquait encore de légitimité. On savait ce que c'était que la psychologie, que la pédagogie, mais beaucoup de gens ne voyaient pas la spécificité de la didactique : en quoi la nature spécifique du savoir mathématique influe-t-elle sur les processus d'enseignement et d'apprentissage ? La revue a joué un rôle important dans l'existence et la reconnaissance de ce domaine de savoir. C'était un moyen de dire : " Voilà, on se dote d'un outil pour diffuser nos travaux et leur donner une existence ".

Filigranes : Comment le champ de la didactique a-t-il évolué ? Quelles approches nouvelles ont vu le jour ?

T.A. : La didactique des mathé-matiques a évolué et s'intéresse maintenant à d'autres territoires que ceux de l'école, ainsi qu'à d'autres modes d'acquisition de savoirs, comme par exemple l'autodidaxie : est-ce encore de la didactique lorsqu'on apprend seul ? Par ailleurs, certains concepts forgés en didactique des maths sont devenus nomades et sont repris par d'autres didacticiens : celui de contrat didactique, par exemple, ou de transposition didactique.

 

La revue comme espace de débat

Filigranes : Quelle est votre politique éditoriale ?

T.A. : Outre ce que j'ai déjà dit à propos de la diffusion des travaux de recherche en didactique, Recherches en didactique des mathématiques est un espace de débat puisque nous voulons encourager la diversité des approches qui sont publiées et les débats entre elles. Nous voulons publier des articles qui contribuent à l'avancement théorique de notre domaine mais aussi des articles qui abordent des problèmes méthodologiques ou d'autres qui rendent compte de recherches empiriques : enfin tout ce qui peut contribuer à la compréhension des phénomènes liés à l'enseignement et à l'apprentissage des mathé-matiques. Nous avons quelques critères objectifs pour publier tel ou tel article : vérifie-t-il une hypo-thèse qui jusqu'à présent n'avait pas été mise à l'épreuve des faits ? La méthodologie utilisée est-elle pertinente par rapport à la problématique de travail ?…

Filigranes : Qu'entendez-vous par "problématique de recherche" ?

T.A. : Une problématique de recherche, c'est un certain nombre de questions qu'on transforme pour en faire un problème que d'autres aussi pourraient étudier, ce qui implique une certaine reproductibilité. Du coup, il faut pouvoir objectiver un certain nombre d'éléments qui permettent de problématiser les questions de départ. Ces éléments-là sont éventuellement des éléments théoriques.

 

Le travail éditorial

Filigranes : Comment s'opère la sélection des articles ? Quelle est la responsabilité du rédacteur (trice) en chef ?

T.A. : La charge de travail est importante ! Nous assumons la revue de A à Z. à Filigranes aussi on sait ce que ça veut dire ! Un auteur envoie son article. Ma collègue et moi le lisons. Nous choisissons ensuite trois rapporteurs qui rendent chacun un rapport.

Filigranes : Les articles sont-ils anonymés ?

T.A. : Pas toujours. Parfois, on sait de qui est l'article car au sein de la communauté, on connait les travaux des uns et des autres. Sinon, on va voir la bibliographie. Il y a donc des moyens de savoir quel est l'auteur de l'article. Bref, on en appelle au sens des responsabilités de tous !

Filigranes : Que faites-vous ensuite des articles ?

T.A. : Nous avons des critères : "A" signifie "accepté sans modification" ; "B" "accepté avec quelques modi-fications mineures ; "C", "susceptible d'être accepté mais en faisant beaucoup de modifications" ; "D", "refusé" ; "E", "hors du champ de la revue". Ce sont des indications pour la rédaction : elle doit savoir comment se situent les articles. Après, on reçoit un rapport de deux, trois, voire quatre pages qui argu-mente le classement proposé.
Dans cette argumentation, les rapporteurs font des appréciations : est-ce une problématique de recherche ? Est-ce un article de recherche ? Là aussi, il y a discussion : qu'est-ce qu'un article de recherche ? Le compte-rendu de ce qui se passe en classe est-il un article de recherche ? Le débat existe aussi beaucoup dans les rapports : certains disent par exemple que tel article ne correspond pas à un article de recherche ; ils doivent alors argumenter.

Filigranes : Que se passe-t-il ensuite ?

T.A. : Les rapports sont envoyés à l'auteur et aux autres rapporteurs. Les rapporteurs doivent connaître le devenir de l'article qu'ils ont eu à "rapporter". Dans notre synthèse, nous reprenons les différents rapports et ajoutons aussi une partie personnelle. Notre vision ne consiste pas à accepter les articles de ceux qui travaillent dans la même perspective que nous ou de refuser les autres. Notre rôle consiste à vérifier que l'article apporte quelque chose en nous appuyant sur l'avis des autres chercheurs qui ont lu et fait l'un des rapports. Si l'article est accepté, très bien, sinon, l'auteur dispose d'un délai pour retravailler son texte.
Il faut dire que la plupart des articles ne sont pas acceptés du premier coup. Rares sont ceux auxquels on a mis "A". Dans les meilleurs cas, on a mis "B", mais pour la plupart c'est "C". Cela signifie qu'il faut reprendre son article et qu'il y a un travail de réécriture à faire. Si l'auteur décide d'envoyer une deuxième version de son article, nous le lisons à nouveau en vérifiant si les modifications demandées ont été faites, si l'auteur a tenu compte des suggestions ou non : dans ce dernier cas, il doit argumenter (ce que l'auteur fait en nous envoyant un texte de commentaires sur la manière dont il a ou non tenu compte des différents éléments des rapports). à partir de tous ces éléments, la rédaction décide ou non de le publier.
Parfois on a besoin d'une troisième version avant que l'article soit accepté. La dernière étape de notre travail est ensuite de vérifier la mise en page faite par l'auteur selon une feuille de style particulière et finalement le montage du numéro ! Notre éditeur, La Pensée Sauvage, est un petit éditeur, qui réalise peu de bénéfices, compte tenu du petit nombre d'abonnés ! Nous tentons ainsi de l'aider dans la fabrication des numéros.

 

Quelles normes en matière de publications scientifiques ?

Filigranes : Avez-vous des normes d'écriture dans votre revue ? Sont-elles européennes, nord- américaines, mondiales ?

T.A. : Non, elles ne sont pas mondiales. D'ailleurs les rapports entre la communauté francophone et la communauté anglophone posent problème. Nous n'avons pas la même manière d'écrire et de nous placer. Par exemple, le poids de la théorie est très fort dans la communauté française. Les théo-ries de référence, qu'on peut faire évoluer, sont des outils pour concevoir des expérimentations, pour analyser. à l'inverse, dans une certaine partie des travaux anglo-saxons, la préoccupation de bâtir une théorie est moindre. Ils utilisent des théories déjà existantes mais ne bâtissent pas forcément une théorie spécifique du domaine qu'ils sont en train d'étudier. D'ailleurs, lorsque j'essaie d'écrire moi-même un article en anglais, je ne peux pas l'écrire de la même manière.

Filigranes : Est-ce une question de langue ?

T.A. : Pas précisément. Il y a la question de la langue, mais surtout des rapports différents à la théorie et à la réalité, et la structure des articles est souvent différente. Par exemple, il y a peut-être une tendance plus grande dans certains articles des revues anglophones à rester au niveau de la description.

Filigranes : Est-ce que d'autres modèles pourraient émerger ? Pourrait- il y avoir à terme un modèle d'écriture africain, asiatique ?

T.A. : Il est vrai qu'il y a internationalisation de la recher-che. On est censé aller dans des colloques internationaux. Du coup, il faut s'adapter à un certain nombre de normes en usage dans ces communautés-là mais en diffusant nos travaux on contribue à faire connaître une manière de penser qui peut être différente.

Filigranes : Dans l'internationalisation, n'y a-t-il pas un risque de niveler les recherches et les modes d'expression ?

T.A. : Certes, mais il y a des réactions à cette uniformisation par le fait que les gens vont donner un poids très important à la culture. Les Mexicains, par exemple, pour se situer par opposition aux Nord-Américains, sont en train de bâtir quelque chose qui leur est propre. En fait, les théories existantes sont ancrées localement.
Pourquoi l'activité théorique occupe-t-elle une telle place en France ? Parce que les maths enseignées en France ont été très marquées par le mouvement structuraliste et le mouvement des "maths modernes" dans lesquelles l'importance de la théorie est forte. Les Anglais me disaient : "En France vous êtes "théorie, théorie", nous on est pragmatiques". Moi, je leur répondais : "Vous aussi, vous avez des modèles théoriques pour penser, même si vous restez proches d'un certain pragmatisme". Mais je pense qu'une théorie, à un certain stade, doit être décontextualisée, c'est-à-dire qu'elle doit être généralisable et qu'on doit pouvoir la confronter à d'autres contextes pour vérifier sa validité.

 

 

Engagement du sujet et création

Filigranes : Tu participes en tant que membre du Collectif à la vie de la revue d'écritures Filigranes. Y a-t-il des liens entre ce que tu écris en poésie et ce que tu écris en didactique des maths ?

T.A. : Le sujet est présent dans les deux types d'écriture, mais son positionnement, son mode d'engagement, diffèrent. Dans l'écriture de recherche, je tente de dépersonnaliser mon travail. Je mets mon "je" en retrait pour que d'autres puissent plus facilement s'approprier le travail et le reproduire. Au contraire, quand j'écris de la poésie, c'est une quête de moi-même à travers les mots. En poésie, le rapport à la réalité est celui que l'on se forge, que l'on construit et reconstruit avec les mots. Comme Pessoa disait : "J'aime les paysages qui n'existent pas ".
Notre rapport à la langue dit notre rapport au monde, ce que nous sommes dans le monde. Dans le cas de la didactique des maths, la réalité s'impose, celle des pratiques d'enseignement et d'apprentissage, celle des outils mis en œuvre, de l'organisation du temps, même si après on la pense et on la transforme à partir du travail sur les concepts et sur leur mise en mots.

Filigranes : à Filigranes, nous parlons de collectif, tu préfères "communauté"…

T.A. : Entre une revue d'écritures comme Filigranes et une revue scientifique comme RDM le rapport à la communauté n'est pas le même. Bien sûr, dans les deux cas, un groupe valide le texte et le publie avec le même souci d'ouverture : l'idée d'accueillir des personnes qui n'ont pas forcément les mêmes thèses, les mêmes approches, mais les critères diffèrent.
Pour Filigranes, le texte est validé s'il présente un apport intéressant par rapport à la problématique définie pour le numéro. En didactique des maths, nous avons vu tout à l'heure que la notion de reproductibilité (d'une théorie, d'une méthodologie, etc.) était essentielle, ce qui n'est pas le cas en poésie. Chaque communauté a son propre fonctionnement, mais dans les deux cas, ce sont bien des collectifs de création. Je préfère parler de "communauté de création" plutôt que "communauté de recherche".

Filigranes : Quels liens fais-tu à titre personnel entre tes engagements dans deux domaines par ailleurs très différents ?

T.A. : Parfois ce que je suis en train de faire dans un domaine me donne des idées pour l'autre. Il y a une certaine osmose. Dans certains séminaires de Filigranes, il m'arrive de noter des idées pour des travaux que je suis en train de mener par ailleurs en didactique. Il faudrait approfondir en quoi le travail de création poétique m'aide dans mon travail de création scientifique : l'un nourrit l'autre. Par exemple, le rôle des métaphores est aussi important dans un cas que dans l'autre.

 

Rapports à la vérité

Filigranes : La vérité a-t-elle le même sens en poésie et dans la démarche scientifique ?

T.A. : Vérité mathématique et vérité poétique n'ont pas le même sens. C'est pour cela que je dis en poésie : "c'est ma vérité", tandis que pour les maths, c'est la mienne et aussi celle de tous. D'où cette efficacité des maths : elles sont atemporelles et apersonnelles. N'importe qui doit pouvoir retrouver la démonstration d'un théorème et les théorèmes des Eléments d'Euclide sont encore aujourd'hui valables. Par contre, mon texte poétique n'est pas le même que le tien.
Certes, dans les deux cas, tu souhaites que ce que tu dis soit partagé avec un lecteur, sinon tu ne publies pas. Mais c'est le mode de partage qui est différent : en poésie, tu vas éveiller chez l'autre quelque chose de l'ordre du rapport aux mots, aux images, aux affects, aux émotions. Dans un article de recherche, tu veux que l'autre partage la rigueur dans la démonstration qui la rend convaincante. Quand j'écris des articles, je bataille jusqu'à ce que l'argumentation me semble claire : on voit d'où je pars, où j'arrive, par où je passe. Je clarifie mon positionnement, je dis avec qui je suis en accord ou non. On est dans le domaine de la rationalité scien-tifique. Dans le langage poétique, on est face à un mélange beaucoup plus complexe d'émotions, de rationalité, d'affects, de valeurs.

 

De la beauté

Filigranes : Ne dit-on pas qu'une démonstration est belle ?

T.A. : Quand tu arrives par un raisonnement, à partir d'hypo-thèses, à ce que tu veux démontrer, tu fais un chemin d'un point à un autre. Ce chemin peut être plus ou moins beau. Donc certaines démonstrations peuvent être plus belles que d'autres. Quand ma démonstration est concise, qu'elle est faite avec très peu de pas, elle peut être belle et convaincante !
Mais il n'y a pas que la beauté qui réunit la poésie et la science. Il y a aussi la dimension du travail sur la langue, qui est très important dans l'écriture et la réécriture d'articles scientifiques. Effectivement, la réécriture m'intéresse car cela m'aide ensuite quand j'écris mes propres articles. Je suis plus attentive grâce à l'attention que j'ai portée aux articles des autres. Et pour finir provisoirement je dirai que la beauté est aussi le don de soi :

Le poème, cette invisible donation de soi
ce crépuscule suspendu d'un souffle de lumière

Les mots sont plus que des traces ombres passantes
dans ces pays
où les reflets brûlent témoins d'une clarté trop éblouissante

Eclats de lumière
saisis le temps d'un son
à peine perceptible d'un geste limpide et partagé

Que dire lorsque les mots se taisent ?

Teresa Assude

 

Aux manettes pour l'enregistrement,
la saisie, les propositions de réécriture :
Odette et Michel Neumayer, Michèle Monte, Monique d'Amore.

Pour poursuivre ses réflexions
sur les questions liées à la fabrication de revues,
le lecteur se reportera au Cursives du n°64 de Filigranes.