"Forçant et malmenant parfois
la langue, afin qu'elle me renvoyât
mon état de Poïète,
je lui laisse maintenant l'initiative
de venir à moi, pour moitié
de la quête (le tout appartenant
de fait au lecteur), en libérant enfin son parfum…"
(Cl. B.)

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Cursives 82
Entretien avec Claude Barrère

Pour une fois, Cursives ne prend pas la forme d'un entretien mais présente un parcours poétique. Comment entre-t-on en écriture ? Quels liens imaginer entre écriture et lecture ? Quelle place faire au "je" en écriture sans céder à l'illusion biographique ? Comment articuler texte et travail plastique ?
Que dire de la langue dès lors qu'elle devient objet de travail poétique ?
Telles sont les questions que Claude Barrère aborde ici pour nous.

 

 

 

 

 

 

 
Où va la Poésie ?

"Elle va à nous pour rendre
habitable l'inhabitable,
respirable l'irrespirable"
Henri Michaux, L'Avenir de la Poésie (Didier Deville Ed.,1997) 
 
"L'avenir de la poésie est d'être source d'avenir parce qu'elle est
un perpétuel recommencement"
Bernard Noël, réponse extraite de Où va la poésie ?
(Ed. Unes, 1997) [1]


 
Premiers pas en poésie, premières influences

Au début donc était… LE MOT.
Ces mots de ma prime enfance devant lesquels, selon ma mère, je "tombais en arrêt" jusqu'à les répéter à satiété, en bricolant d'autres, ces mots-cailloux que je gardais en bouche – par métaphore déjà - malgré l'interdiction paniquée de ma chère nourrice. Et par quel hasard, Mr le Directeur du Collège, me choisit-il à moi élève de 3ème, pour m'offrir son dernier recueil de poèmes, pourtant si
personnel ? Il buvait, disait-on.

Double rapport à la "chose poétique" qui, relayé par l'influence d'une mère littéraire, de la découverte au grenier de ses cahiers de récitations finement illustrés (l'écriture nous viendrait-elle des mères ?), devait peupler mes carnets de jeunesse de poèmes, et de crayonnés, m'aidant par la suite à supporter  solitude (et différence)… durant mes années de pensionnat à l'École Normale de Toulouse.

Dans le même temps, je dévorais de la poésie contemporaine en poche, poésie étrangère aussi avec la précieuse collection Orphée ; je m'approchais timidement des revues Encres vives de Michel Cosem qui publia mon premier poème et de Tribu animée par Serge Pey lequel me fit découvrir Meschonnic et sa Critique du rythme… sans oublier la pratique du théâtre universitaire avec le regretté René Gouzenne, fondateur par la suite de la toujours bien vivante Cave Poésie à Toulouse. De quoi bien orienter le chemin !

Pour l'heure, j'avais la conviction qu'un seul mot aurait pu suffire au poème, ainsi jeté parmi la page comme un caillou dans la mare qui arrondirait ses ondes à l'infini. Ce goût pour la mise en résonance de rares mots matriciels - choisis pour leur pesée sonore et visuelle, leur rythmicité, leur traversée de sens multiples - devait quelque peu m'isoler ! Je m'abandonnais aux Divagations de Mallarmé, à son Coup de dés ­ aussi, depuis son écriture aphoristique, résistante et prétendument difficile ; je me ressentais "Laveur de mots", avec la complicité active du lecteur. 

Cette économie-là ne pouvait que me conduire à l'œuvre de Du Bouchet, à son recours au blanc, au silence, à l'effacement, avec en prime cette recherche de mises en espace éclatées du dis-continu, qui m'occupera longtemps. Au plan symbolique, une fracture semblait là, bien à l'œuvre, faisant blessure d'un manque, d'une absence, d'une séparation originelle, sur fond de nostalgie de l'Un…
 


Mots
en avant de moi
la blancheur de l'inconnu

je les place
est
amicale 
André Du Bouchet, "Luzerne"
extrait de Laisses
 


La Littérature-jeunesse,
agent culturel de lectures
en partage

Ma culture poétique, prise dans une pédagogie tournée vers les jeunes, allait par la suite beaucoup s'enrichir avec ma participation à la Commission Pierre Emmanuel : de nombreux poètes approchés dont les plus marquants furent Guillevic (pour son lyrisme concentré, appliqué "à tout rendre concret, palpable"), Reverdy surtout (pour le "bruit intime que font les choses" dans un simple et pur détachement), Ponge bien sûr, pour sa philosophie matérialiste du langage, son Parti pris des choses "muettes", et ce bréviaire en (ré)écriture qu'est La fabrique du pré, Roger Caillois aussi, pour son Écriture des pierres, pour sa dénonciation aussi des Impostures de la poésie.


Sans oublier Bachelard, qui savait jeter des ponts entre science et poésie, et enchanter la symbolique des quatre éléments. N'ai-je pas toujours appris "poésophiquement" de l'écriture de certains philosophes et essayistes !
L'intérêt porté aux Oulipiens s'y doublait d'un questionnement critique sur l'efficacité et les limites de leur ludisme de contrainte pour nos ateliers d'écriture.


Mes fonctions de formateur chargé de documentation, détaché auprès du CRDP de Toulouse, m'amenèrent à militer pour la Lecture/Écriture - tandem tellement émancipateur - au sein de mouvements d'Éducation Nouvelle, de revues aussi et dans le cadre d'Universités d'été interministérielles. Cette Littérature-jeunesse que l'on dira, pour le meilleur et une fois affranchie de la masse pléthorique de productions complaisantes, agent culturel de lectures en partage, actives et plurielles. Littérature passerelle vers une future lecture adulte en actes, avec ce fleuron de l'album que, par double sensibilité iconique et littéraire, j'investissais en formation, comme étonnant objet-livre toujours à l'avant-garde depuis d'inédits "tricotages" texte/image. J'y défendais la lecture-réseau en capacité de comparer, de relier, de distinguer, sur fond d'ouverture et de partage. La belle réalisation illustrée de Paroles des Poètes d'aujourd'hui, (Albin-Michel 1999), atteste de ce souci de transmission en direction de la jeunesse.
 

Partout où l'on "tient parole" :
du passeur tous terrains à l'animateur
d'atelier d'écriture

En effet, la posture de passeur, voire d'initiateur,  pourrait faire lien entre les diverses fonctions de ma carrière : enseignant, formateur, chercheur, documentaliste… à compléter par celle d'animateur, durant 15 ans et avec quatre amis formateurs, au sein de l'Atelier K "pour l'Écriture".

Libérer une disponibilité à soi-même, motiver l'écriture par des dispositifs et des moyens innovants, pour un "penchant" à écrire au développement durable, favoriser une culture de sociabilités fécondes autour… mérite qu'on s'y attarde et ne cesse d'être subversif aujourd'hui comme hier. Belle et passionnante aventure, éprouvante aussi, riche d'enseignements et de réflexion critique, en lien avec la Boutique d'Écriture du Grand Toulouse et son groupe de recherche.

Partout où l'on "tient parole" avec d'autres, sommes-nous si éloignés de l'exercice personnalisé de la Poésie ?
 

L'aventure fondatrice du Prix Voronca à Rodez  

Avec d'autres poètes, je fréquentais fidèlement les Journées de Poésie de Rodez recueillant les avis attentifs de Marie-Claire Bancquart et de Gaston Puel. J'aimais y retrouver quelques invités d'honneur dont Bernard Noël et Lorand Gaspar chirurgien-poète, essayiste et grand traducteur lequel, au dos d'une carte choisie, en retour de lecture pour Vue probable, m'assura qu'il sentait un écho entre la musique de Webern qu'il affectionnait et mon écriture poétique : dont acte ! pour l'atonalité, la brièveté des motifs, la concision extrême peut-être.
Mais j'allais devoir mon Prix Voronca en 1980 à l'amitié affectueuse du poète humaniste Jean Digot, initiateur et inlassable animateur de ces Rencontres qui, au détour d'une dédicace, me gratifia d'un généreux "frère en ferveur du poème"…

 

Claude Barrère

À 33 ans, Vue probable était un recueil-somme, qui avait pris plus que son temps, accompagné aussi de mes dessins (attachés au rendu de matières végétales), re-traité maintes fois, élagué et réduit, et surtout recomposé significativement, par le recours à deux typos différentes, en Passages (pour les poèmes plus expérimentaux) et Chants (pour les poèmes lyriques). Recueil mais plus encore Livre-projet, pour lequel j'aidais à la réalisation à l'imprimerie Subervie de Rodez.

Je tentais là d'approcher une pensée aphoristique à la René Char, jalonnée de "raccourcis fascinateurs" et de formes fragmentaires calquées sur sa Parole en archipel ; j'y avançais (à l'instar des Présocratiques) dans la dualité des contraires que le chant devait réconcilier, tout en postulant cette fameuse "disparition élocutoire du poète" venue de Mallarmé ; le tout orchestré, selon un spatialisme inspiré de Du Bouchet (et de Cummings aussi), offrant au regard ses recherches typoscéniques zélées, dans l'unité-page. Assez, au jugement de certains, pour me taxer de poète difficile, intello, avec tendance à l'hermétisme (certes j'avais découvert avec intérêt quelques hermétistes notoires, de Maurice Scève à Montale)… toutes critiques perdurant à ce jour !

Dès cette époque donc, j'esquissais quelques parades de réponse, puisées tout d'abord dans l'œuvre de René Nelli qui, attachée aux fameux trobars du Moyen Age (trobar clus ou clar : obscur ou clair, deux chemins du poétique), qualifie l'expérience du poème comme lieu de transitivité : "entre ceci et cela, le poème est transitif", entre fermé et ouvert, entre ténèbres et Lumière… pour briller de tout son noyau d'éclat, unitaire.
Le propos de Georges Perros dans ses Papiers collés viendrait en complément : "La poésie n'est pas obscure parce qu'on ne la comprend pas mais qu'on n'en finit pas de la comprendre" ; et celui, sans appel, de Mallarmé : "Je crois décidément à quelque chose d'abscons, signifiant fermé et caché, qui habite le commun." !
Pour finir par une acception du verbe com-prendre qui n'est autre qu'un "prendre-avec-soi"("avec lui" dirait Lorand Gaspar), en s'y disposant donc au mieux… par l'entraînement à la lecture - à haute et vive voix - de poèmes (qui n'est pas que scolaire), faisant retour au corps rythmé, au souffle, à cette mise en bouche des mots, qui développe pleinement une attention mémorisatrice des réseaux de tous ordres à l'œuvre dans le texte. De là à devenir potentiellement écrivant de ce qui est ainsi lu, oralisé et interprété, n'y aurait-il qu'un pas !

 
Recherche d'identité communautaire avec Escalasud  

Autre regroupement ressourçant, celui d'Escalasud Colloque des poètes du Sud, fondé en 1988 par Michel Cosem et Frédéric Castan (avec l'apport généreux du poète-agitateur Jean-Pierre Metge, inlassable rédacteur des Feuillets-Bulletin), riche de rencontres, d'échanges et de réflexions autour de la langue et de la culture occitanes, dans leur forte historicité et actualité. Manifeste pour une poésie plus incarnée, de la sonorité et du rythme, d'adhésion au Réel, au quotidien, au vécu, dans une proximité avec la Nature, le pays-paysage, le terroir, le territoire… "Géo-poétique" en construction, pour un génie du Sud plus ouvert et rassembleur, éloigné d'un régionalisme passéiste et sectaire, et qui luttait dans le même temps contre le parisiannisme ambiant et les ukases de Tel Quel !

S'il y eût implosion en plein vol, à force de querelles intestines… il demeure des liens renforcés entre poètes de la région, et un bel enregistrement-cassette de 28 poètes chantés ou dits (d'Espagne également) où le chanteur-poète-ami Philippe Berthaut m'offrit, "pris au chant", un de mes poèmes inspiré par une peinture de Marfaing : "Sait-on le blanc, sait-on le noir", illustrant à ce titre mon goût croissant pour les transpositions d'un art dans un autre.


Vers un rapport privilégié entre poésie et peinture  

Dessin et poème, deux inclinations et pratiques qui, depuis mes 9 ans, marchent l'amble, issues d'un même souffle créatif, développant chacune avec ses moyens spécifiques une inscription de l'Instant dans son saisissement. Véritables vases communicants dont le rapport n'est pas d'illustration mais bien de consubstantialité. Je devais en découvrir, émerveillé, l'évocation duelle la plus prégnante et éclairante, sous la plume du Michaux d'Émergences-Résurgences dans la stimulante collection des Sentiers de la création chez Skira.
Cette passion pour deux modes d'expression à mettre en "co-exaltation" (selon le mot de Victor Segalen) devait s'exprimer fréquemment au contact d'artistes amis, ce que Le Fils, livre de Grande Bibliophilie (avec Jacques Places, graveur et François Da Ros, typographe) composé d'eaux fortes alliées à 8 de mes poèmes, sur la suggestion des stations du Chemin de Croix, réalisa pleinement en 1990.

Une incursion, quelque peu iconoclaste certes, dans le Sacré qui modifia mon rapport au Verbe et engendra pour nous toute une série d'expositions, lectures publiques, solos de danse, de voix et de musiques. De quoi marquer ces années d'une pierre blanche, et rester inhibé pour la suite… jusqu'à Lumière d'outre lumière en 2000 (avec gravure de Gérard Truilhe aux Éditions Trames), tourné cette fois vers les vitraux de Soulages pour l'abbatiale de Conques, leur beauté d'épure hauturière et leurs opalescences irisées… suivi en 2005 par Traits Attraits aux Editions Trident Neuf, où Marie Bauthias, poète et éditrice, déposait des mots pénétrants à l'entour d'encres miennes.

Claude Barrère


De nombreuses écritures critiques suivraient, pour des catalogues d'exposition (Pour saluer le Dessin au musée Ingres de Montauban en 1991), des plaquettes monographiques (Une poétique de l'espace en 2011, autour de la peinture "métamorphique" de mon ami Alain Besse), sans compter avec de multiples cartons d'invitation… d'autres ensembles restant en souffrance, faute d'éditeur motivé !
Je m'initiais là à rendre modestement ce que j'avais pris à Reverdy distinguant les Cubistes, au René Char des Alliés substantiels, à L'arrière-pays cher au critique d'art-poète-philosophe Yves Bonnefoy, à Du Bouchet dans son compagnonnage avec Tal Coat, à Jacques Dupin face aux sculptures de Giaccometti, à Bernard Noël investissant magistralement l'œuvre d'André Masson, à Gaston Puel se penchant sur Bram Van Velde. "Donner à voir",voilà bien le challenge, à l'instar du recueil d'Éluard !

 
Le temps d'un credo reaffirmé  

Face aux poètes du flot, je resterai, non par mode et décidément, un poète du peu et du presque-rien ! me conformant en cela à l'exergue de Lao Zi retenu en couverture du recueil Matière à regard : "Le peu obtient, le nombreux égare". Engouement certain pour le dépouillement sensible du haïku, et plus largement pour cette esthétique du plein et du vide dans sa non-séparation Homme-Nature et sa révérence au Signe, approchée magnifiquement par François Cheng.
C'est dire combien l'effet de resserrement, amplifié encore par l'inscription du poème dans l'unité-page, est un choix délibéré, assumé, et non une limitation quelconque. Ce qui demande un incessant travail de ré(é)criture (loin de la croyance spontanéiste au premier jet), associé à un doute critique parfois trop castrateur : "Ajoutez quelquefois et souvent effacez" conseillait déjà Boileau, relayé plus près de nous par ce propos de Claude Roy : "La seule pauvreté estimable est celle conquise sur un trop-plein".

Le dessin aussi se faisait viscéralement scrutateur, obsédé de radiographies du corps et de pénétrations de la Matière, dans l'admiration de l'œuvre de Fred Deux, comme en préfiguration de ma pratique actuelle de la gravure. Mes lectures par ailleurs privilégient le plus souvent les formes courtes : fragments, aphorismes, pensées et propos, essais critiques, nouvelles, journaux et correspondances…

Autre quête, celle d'une certaine verticalité - transcendance oblige et dépassement de soi - entre élévation et chute, entre élan vers le haut et attraction vers le bas, telle que spirituellement elle se présente sous le titre générique de Poésie verticale dans les 14 recueils de Roberto Juarroz (avec pour ma part, les figures symboliques du puits et du cyprès, côté dessin aussi puisque cet arbre fut l'unique motif d'une de mes expositions en 1989). Mais on peut invoquer aussi, plus visuellement présents, les étonnants Sonnets monosyllabiques de René Nelli, plus intensément la langue d'exil et de retrouvailles de Paul Celan, ou le cri performatif des Paralipomènes de Ghérasim Luca. "La loi de la pesanteur qui agit sur la poésie engage non seulement une force vers le bas mais aussi une attraction vers le haut" conclurait Juarroz !
 

De l'importance de la Parole

Le moment d'engager ici une réflexion sur la Parole, essentiellement marquée par une lecture-phare, celle de Approche de la Parole, essai de Lorand Gaspar (poète et traducteur, scientifique et chirurgien), où l'on voit ce qu'il y a de commun entre l'apparition de la vie et celle organique d'un texte, où la création poétique s'éclaire des données de la biologie, éclairant à son tour notre savoir et notre ignorance, où l'attention portée essentiellement à cette Parole en liberté qui sans cesse les déborde, entre connu et inconnu, finit par l'orienter vers les origines du monde : "Écrire un poème est chaque fois réapprendre à parler…"
 

De la question du "je"  

Encore faudrait-il ne pas entretenir la confusion entre le Je et le Moi… comme le dénonce Meschonnic, à propos de l'œuvre de Charles Juliet, où il trouve à fustiger avec raison cet effet pervers en poésie, lui préférant "un processus de subjectivation maximale du langage qui n'a rien à voir avec l'emploi ou non du pronom personnel je". Par-delà la disparition élocutoire du sujet postulée à mes débuts (à l'intérieur d'un certain nominalisme), ai-je su trouver d'autres façons de Je, et à travers quoi ? Question complexe, qui me semble appeler deux réponses pour le moins :
- celle des écritures de séjour où le Je rejoint une forme d'habitation poétique, essentiellement une "Pensée-paysage" selon le récent ouvrage de Michel Collot, trouvant dans ce rapport au génie du lieu un dire emblématique d'un type de rapport à l'écriture (l'austérité du Causse dans Matière à regard, ou l'effet de cristallisation pour les salines de l'Étang de Bages dans Esprit de sel, ou encore le discontinu rythmé, d'ombre-lumière entre les pins landais, dans Paroles d'entre-vue) ;
- celle des poèmes adressés, le plus souvent à des artistes qui, au nom d'affinités électives, mettent ce Je en résonance avec leur forme d'expression singulièrement autre (peinture abstraite mais aussi graphisme moderne, photo de création, danse et théâtre contemporains…), la qualité amicale de la Rencontre humaine jouant un rôle essentiel. Si l'approche peut être critique, elle l'est dans une empathie participative, condition d'un ressenti troublant - d'essence quasi divinatoire - qui me met en présence de la geste de l'artiste (plus que du résultat oeuvré) pour aller cueillir l'acte créateur à sa racine, et le projeter dans un devenir possible. Posture difficile à tenir, hors de toute prétention, j'espère !
 
Et dans ce qui reste une révérence à l'art et à ses artistes, accéder à un Nous, à ce point vital et combatif, pour gagner sur les marges de familles de sensibilité culturelle et artistique en évolution.

 
La question du regard

Le regard comme la parole "nous donnent le curieux pouvoir d'être intérieurs à l'extérieur de nous-mêmes" : c'est dire combien la question est essentielle, expression graphique et poétique mêlées.
En témoignerait la titrologie de mes divers recueils (de Vue probable à Matière à regard, via cette future réalisation intitulée Donne du regard, avec l'artiste-peintre Anne Vautour, à paraître aux Cahiers du Museur du poète-éditeur niçois Alain Freixe).
Grâce à un livre encore - ces notes de Bernard Noël réunies dans son Journal du regard - je rencontrais, émerveillé, une méditation des plus stimulantes sur cette question, assortie de réponses questionnantes pour mon travail !
Il y aurait bien une énigme du Visible, qui articule paradoxalement, autour de l'horizon, un espace visible accessible au langage et une Présence tant invisible qu'indicible, qui nous saisit et se refuse à la fois : "Le regard est une mise en boîte, qui fait de nous l'un des côtés du monde. Tout le visible est là, dans la boîte ; quant à l'invisible, c'est le dos de l'horizon et tout ce qui est derrière notre dos".
Il y aurait bien une "pensée des yeux" qui intègre le spectacle extérieur à l'espace intérieur et fonde ainsi une continuité du regard à la parole. Agent de transformation "le visible ne cesse de transformer l'expérience extérieure en expérience intérieure, et réciproquement" jusqu'à cette réciprocité extrême du voir et de l'être-vu, signifiée par Joë Bousquet (dans la lignée du dernier Merleau-Ponty dont il aurait fallu citer l'apport essentiel de sa Phénoménologie de la perception) : "Il faut voir les choses dans le regard qu'elles nous font". Appartenance du voyant à la "chair du monde" !
 

De la question du "corps"  

Paradoxalement peut-être, j'éprouve cette continuité corps-langue du poème, à fleur de peau, de muscle et d'os, corps d'élan et de chute, articulé et de rythmé, en mouvement vers, corps éminemment dansé (qui me renvoie au Zarathoustra de Nietzsche : "Il faut encore porter du chaos en soi pour accoucher d'une étoile qui danse"). Et cette corporéité, fût-elle même en creux, ne devrait pas cesser, et pour le lecteur aussi, d'être désirante/désirable, dans une forme de rapport amoureux.
Si Spinoza est un des rares philosophes à affirmer une pensée du corps et du langage, la présence de cette composante chez les poètes s'avère plus fréquente, du Grand combat de Michaux (qui démantèle, avec une violence inédite, le corps même de la langue avec celui de son adversaire) au Corps tragique du dernier recueil de Supervielle, du corps-limite de La peau et les mots de Bernard Noël (qui rend l'espace unitaire, où se noue et s'échange matière et esprit, sensible et intelligible), en passant par le corps suicidé d'Antonin Artaud…  
Cet ancrage de l'activité de l'esprit dans celle du corps préside à l'expérience poétique qui est celle d'une pensée préréflexive et d'un langage incarné. "Il y a un savoir dynamique dans les épaisseurs du corps, une veine d'énergie, d'invention et de soif immémoriales. Chaque cellule, chaque particule de chaque cellule sont des figures de la danse, sont vibration, rythme et idée qui s'imbriquent dans l'intensité de la scène changeante que nous sommes".
 

De l'émotion poétique

Suspectée par nos modernes, mais primordiale en effet, à condition d'éviter de la confondre avec cet affect vaguement passif et romantisant qui l'éloigne de la vigueur du poétique, pour en retenir plutôt une acception active et dynamisante : celle qui, selon l'étymologie, nous met en mouvement d'âme et de corps, fait sortir de soi, en s'incarnant alors dans la chair du monde et des mots, nous disposant à de nouveaux rapports Moi Monde Mots.
Le poète René Char ne fait-il pas du poème une "matière-émotion", heureuse expression-éclair servant d'ailleurs de clé de voûte à l'ouvrage si précieux de Michel Collot au titre éponyme, qui aborde sous cet angle bien des poètes déjà cités, de Ponge à Lorand Gaspar, de Supervielle à Michaux, de Reverdy à Dupin sans oublier Bernard Noël ; pour chacun d'eux, une expérience émotionnelle singulière va finalement s'élaborer en expérience poétique et esthétique. Reverdy lui-même, dans son important essai Cette émotion appelée poésie, a toujours associé réalité poétique et puissance émotive, preuve qu'une tendance à l'impersonnel, à une certaine objectivité, ne peut empêcher une forme de lyrisme de la réalité.
 

 
La poésie, une interaction vie / langage  

"Dénommer, c'est ainsi détruire. Mais le contact avec l'origine n'en est pas perdu pour autant, car le mot isolé, ainsi Vent ou Pierre, nous dit parfois d'un seul coup cette réalité pré-verbale que la pensée a voilée de ses représentations approximatives ; et c'est cette lutte au sein du langage, contre sa loi de langage, - contre, en somme, sa pesanteur - que j'appelle la Poésie." 
           Mallarmé (1
)

 
Retour à notre point de départ, qui entame cette confiance dans le nominalisme de mes débuts, par ailleurs abusivement stigmatisée chez Mallarmé et ses émules au détriment du "suggérer" autrement fécond que, selon la thèse de Meschonnic, il aurait prôné dans une lettre à Jules Huret. Et cette "réalité pré-verbale", en lutte pour la poésie, n'est pas si éloignée de Lorand Gaspar qui guette dans l'écriture le reflet des origines du monde et de la Vie.
Passant du "matériau de l'écriture à la matière des écritures" comme dirait Michel Collot évoluant de Ponge à Gaspar, par delà le faisceau des influences, des -ismes et de leurs tics, tout en réaffirmant que le poème est fait autant qu'il se fait, et nous fait,  mon écriture devait évoluer…
Forçant et malmenant parfois la langue, afin qu'elle me renvoyât mon état de Poïète, je lui laisse maintenant l'initiative de venir à moi, pour moitié de la quête (le tout appartenant de fait au lecteur), en libérant enfin son parfum…
Mais concluons provisoirement avec ce dire d'Henri Meschonnic, extrait du Manifeste final de son essai-brûlot, célébration de la poésie paru chez Verdier (auquel l'ensemble de ces propos doit beaucoup) : "contre toutes les poétisations, je dis qu'il y a poème seulement si une forme de vie transforme une forme de langage et si réciproquement une forme de langage transforme une forme de vie". Dont acte,  poét(h)ique et politique. Et que "nous nous retrouvions dans la langue", selon le souhait si poignant de Paul Celan !
 

Claude BARRERE
Toulouse, Février Mars 2012

[1] En écho à la citation initiale de Bernard Noël qui souligne la violence d'une telle question, puisqu'il y aurait conflit entre "la recherche d'une clarté et la rencontre d'une obscurité. Entre un dedans et un dehors". B.Noël évoque "ce foyer de résistance de la langue vivante contre la langue consommée", mais à condition qu'il y ait poème et non entreprise fallacieuse de poétisation ; à condition que "la poésie et la pensée de ce que fait un poème transforment toute la représentation du langage. Tout le signe (apte à) défaire tout le système de référence, qui attachait les mots aux choses". 

 

 
 

 

 

 

 

 

 

 

 

Claude Barrère

(Cl. B.)

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Claude Barrère

(Cl. B.)

 

 

 

 

 

 

 

 

Claude Barrère

(Cl. B.)