Je ne crois pas à la valeur
des existences séparées.
Aucun de nous n'est complet
en lui seul."
Bernard

dans Les Vagues
Virginia Woolf

 

 

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Cursives 86

 

"Traverser la différence.
Cela se peut."

Un entretien avec Malibert

Entre utopie assumée, méthode et posture philosophique, un entretien à la découverte d'une pratique d'écriture à trois - trois proches de Filigranes - sous une signature unique, "MALIBERT".

 

 

 

Le projet d'écrire à trois

Où il est question de la naissance
d'un projet d'écriture à trois et
du défi qu'il représente.

 

Ma : J'avais rencontré Bert dans le Vaucluse aux "Lectures sous l'arbre". Il y a eu au départ cette nuit dans le gîte où nous nous sommes racontées, où nous avons pris la mesure des différences mais aussi des directions parallèles de nos vies, et c'est cette rencontre qui m'a décidée de faire les 220 kms aller-retour pour me rendre à Marseille et participer aux activités du Scriptorium, une association marseillaise de poètes.

Bert : J'avais lancé à l'intérieur du Scriptorium en 2006, un appel pour une écriture collective de femmes dans l'idée d'intervenir au Festival de poésie de Lodève, vous étiez les deux seules à avoir répondu.
Le défi, c'est peut-être la trace gardée au niveau de l'écriture d'un engagement ancien dans l'extrême gauche, d'une tentative de collectif qui pour une grande part a abouti à des déceptions ou réorientation du regard.
L'idée de ne pas rester sur son propre territoire, d'aller vers un plus grand, plus vaste, qui contient et déborde l'expérience personnelle. C'est comme la réalisation d'un ancien rêve, d'un désir, d'une conviction qu'une écriture de femmes est possible qui traverserait la vie en général avec un doigté et une attention particulière à "ces mots jamais dits ou dits seulement à moitié (..) à peine plus palpables que les ombres d'une phalène sur le plafond" (V. Woolf, Une chambre à soi)

Li : Moi, je venais de passer plusieurs années au sein de Filigranes, j'avais déjà ce besoin de groupe, c'était vital pour moi. À Fili l'échange était de mise et j'ai toujours pratiqué une forme de cannibalisme littéraire, je me nourris, je prends, je prends encore, et puis en plus elles étaient sympa toutes les deux.
Lodève, le 29 juillet 2006. Voilà la date de naissance de Malibert et de notre premier écrit Femmes nomades.  Quant à la nécessité de se donner un nom commun, elle n'est apparue que plus tard, lors de la signature du premier recueil, Triptyque pour un visage.
On a avancé ensuite sans rencontrer de difficultés majeures, c'était magique. La joie de découvrir une autre façon d'écrire. Cela me convenait parfaitement. Je me sentais pousser des ailes !

Ma : C'était une façon d'approfondir le lien d'amitié, une façon aussi un peu curieuse, un peu voyeuse d'aller voir comment ça se passait chez les autres, cette folie d'écrire ! Et puis, je suis joueuse et toujours prête à faire des expériences nouvelles.

(Ici photo de la 4ème de couverture du Triptyque.)

Bert : Malibert est une entité à trois visages. Bert est la part de moi-même en interférence avec Ma et avec Li.
C'est l'histoire d'un nouveau visage, un "je" qui est nous et pas nous, qui pratique le "nouvoiement", qui trois fois écrit, trois fois respire. Non pas une expérience abstraite ou intellectuelle, mais on aimait se retrouver chez l'une ou l'autre, se prendre en photo, passer des jours entiers à relire et palabrer sur chaque mot.

Ma : Moi je me souviens et je suis toujours connectée à cette sensation d'attention à l'autre, à la fois intense et relaxée, pleine de confiance. Magique ça l'était, ça le reste, ce sont des moments rares que nous avons vécus. Et ce sont de nouvelles sensations qu'il nous faut aller chercher, dans l'abandon toujours plus grand de nos blocages perso. (avec un « s » ou pas?)

Un laboratoire à contre courant

Où l'on évoque l'idée du travail d'écriture
et de parole, croisé
comme une tresse
.

Li : Il ne s'agit pas de juxtaposer un peu de l'une à un peu de l'autre, mais nos écritures sont profondément imbriquées. Pour le Triptyque, on a commencé par un premier texte en noir, puis au fur et à mesure des interventions de l'une et de l'autre (nos échanges sur Internet se font dans le sens Ma, Li, Bert), les trois couleurs sont apparues, ajoutant ceci, retirant cela, s'entremêlant. Après une journée entière de travail, on se fait une bouffe sympathique, on se relit, on parlemente, on palabre jusqu'à trouver le mot qui nous réconcilie, et alors le texte redevient noir. Ça peut être rapide mais aussi très long.

Ma : Triptyque est composé de plusieurs parties :"Triptyque", "Synoptiques", "Interstices", "Dyoptique."( Dioptique ne serait-il pas plus orthographique?) Les interstices, ce seraient les interludes ; des espaces où des voix off qui sont encore nôtres, s'expriment ; des échos de trois monologues mêlés, comme un effet vaguelette sur les galets après que la vague principale se soit retirée.(on n'utilise pas le subjonctif après, après que)

Bert : "Synoptique", c'est la mise en regard, en tension des portraits de chacune par les deux autres et qui portent l'effet du travail commun, de mise en espace de ces écritures. Il n'y a pas une règle ou un mode d'emploi dans cette écriture collective : il y en a eu à plusieurs.

Li : Mis à part le texte de démarrage où ce sont peut être les mots qui arrivent d'abord, le travail qui consiste à apporter son brin est obligatoirement lié à ce qui a déjà été écrit. Il y a de la création mais le vagabondage est limité sauf si nous l'avons décidé.
Le nouvoiement oblige à faire un pas de côté. La surprise n'est pas de dire : "Ah mon dieu, c'est moi qui ai écrit ça !" mais "Ah mon dieu, comment ai-je fait pour attraper au vol le brin qui m'est lancé et m'en servir pour en tisser un autre qui poursuit son chemin ."( un point d'exclamation ne serait-il pas justifié?)

Ma : Chacune, avec sa sensibilité propre, accorde une place plus ou moins grande, soit au vocabulaire et au sens ; soit au rythme et aux sonorités ; soit aux jeux avec les mots, aux glissements qui s'opèrent quand on leur lâche la bride. Finalement on se complète d'une certaine façon et on avance vers une interprétation polyphonique qu'il nous faut accorder. Ce qui fait la difficulté et la richesse.

 

Où s'invente la réécriture

Ma : Bien souvent, c'est d'abord la lecture à haute voix qui permet de rectifier les coupures, les passages au vers suivant ; permet de ménager des blancs, de structurer différemment, d'essayer un autre ordre des paragraphes. Ensuite nous partageons nos souvenirs, expliquons nos références, expliquons ce que nous avons essayé de dire, ce à quoi nous faisons allusion. Et puis nous éliminons aussi… parfois beaucoup !

Bert : Quel est le mot qui, pour nous, dans le rythme du texte, dans son organisation, dans le son, s'intègre, se met en correspondance avec chacune ? Voilà la question.

Li : L'histoire individuelle de chacune a un impact en amont sur le choix du sujet de départ et ensuite peut influer sur l'orientation que prendra le texte commun. Quand il y a convergence ou co-incidence, les mots finissent par se mettre en place ; ça s'emboîte, ça coule, et on dit : "c'est bon". Au fil du temps s'installe comme un "style" Malibert et c'est très surprenant.

Ma : Les mots sont plus que des mots. Derrière le mot, nous nous mettons d'accord sur une vibration ; nous suivons un sillage, une possibilité d'harmonique, un espace que nous laissons ouvert pour que le lecteur lui aussi puisse s'accorder à notre tempo, à notre couleur.

 

Et ce c'est pas fini.

Bert : … plus on avance, plus on creuse du côté de nos différences. Ce qui veut dire inventer d'autres méthodes d'écriture, intégrer des différences de vécu, de pratiques. Il n'y a pas de mode d'emploi ! Il faut sans arrêt inventer le chemin. L'échange par Internet est à la fois la condition de possibilité de travail commun (surtout quand les distances géographiques se décuplent) mais représente parfois une lourdeur quand il s'agit de nuancer un débat ou de retrouver la dernière version ou mise à jour d'un texte.

Li : On ne décrète pas : on démarre quelque chose ; on échange et puis un jour quelque chose tombe dans le pot commun qui nous parle d'un peu plus près à l'oreille et au cœur et on se dit : pourquoi pas, on part de là, on essaie, on se remet en marche.
N'y a-t-il pas une autre personne qui parle ici car 3 lignes plus loin c'est Li qui rectifie …?)
Dans le regard de l'autre, fonder un lieu commun…
Où l'on aborde la notion de collectif, le rapport à l'autre et les mobiles : s'y noyer ? S'y cacher ? S'y protéger ?

Li : S'y noyer non, s'y protéger non, parce qu'on travaille dans la confiance. Plutôt s'y rassurer, s'y découvrir, s'y construire.

Ma : Dénicher chez l'autre ce qui en soit nous échappe, nous fuit, nous évite… Ou reconnaître ce qui nous hante ! Très vite, avec Triptyque m'est venue l'envie d'inscrire et de témoigner de ce que je percevais comme une expérience unique. J'ai vécu par deux fois dans des communautés et le "vivre ensemble" est pour moi un questionnement permanent. Malibert, c'est l'aventure de vivre ensemble par et dans l'écriture réussie qui me donnait envie de rendre hommage à mes deux amies, pas de façon dégoulinante et obséquieuse, mais du fond du cœur.

Bert : C'est un travail d'écriture, pas un groupe thérapeutique, pas une introspection. Dans un premier temps, c'est un acte de naissance qui est comme un changement de niveau dans une spirale : la subjectivité "Malibert" est au-delà de chacune. Mais après cette étape d'autoconstitution, on passe à autre chose, à d'autres thèmes à découvrir dans nos recueils suivants !!

 

Où le collectif est tour à tour
une nécessité et un défi ?

Ma : Si défi il y a, il s'enracine dans une utopie, un idéal, quelque chose qui nous motive et nous fait nous dépasser. Malibert pour moi a cette dimension, à la fois mythique, spirituelle et sociale qui me fait me sentir proche des cultures tribales. L'individu s'y épanouit tout en restant au service de la communauté. Mais le travail de l'individu dans la communauté donne naissance à quelque chose de plus grand que chacun( je mettrais un « e ») des deux parties prenantes.( ne sont-elles pas trois?) Une + une + une ça ne fait pas trois, ça fait un plus grand que chacune des unes de départ, c'est ce qui me plaît, me motive, même si je dois laisser de côté, oublier tous mes écrits « personnels » au moment où je suis MA.

Bert : Pour moi, c'est l'idée de ne pas rester sur son propre territoire, d'aller vers un plus vaste qui contient et déborde l'expérience personnelle. Le passage par Malibert transforme parce que cette pratique d'écriture est aussi un choix de vie - même si transitoire ou limité dans le temps et l'espace.(Doit-on mettre un tiret en fin de cette phrase ?) Cela rejoint la tradition des stoïciens pour qui l'écriture de soi était( un ?)exercice spirituel – sauf que chez Malibert l'exercice est à la puissance trois !

Li : Je n'ai pas eu besoin d'intellectualiser cette démarche. L'occasion m'a été donnée et je l'ai saisie. Me concernant, pour qu'il y ait écriture poétique il faut qu'il y ait une émotion, une vision qui me mette en marche pour écrire. Les mots qui me sont tendus par mes amies, c'est la même chose que la floraison de mon cerisier : c'est une porte ouverte. J'aime beaucoup travaillé comme ça. Une façon de rendre un peu de ce que j'ai reçu dans ce mouvement de va et vient où la générosité est palpable.

 

Une expérience plutôt féminine…
ou simplement humaine ? 

Où la question du genre est posée
ou encore celle d'une démiurgie… à trois.

Bert : Pour Demeterre, notre recueil à paraître, on écrit à partir de la différence féminine, en même temps on ne publie pas pour un public de femmes, on s'adresse à une dimension universelle humaine mais c'est à travers un vécu féminin.

Li : Un homme, membre de notre groupe ? Pourquoi pas. Il ne faut pas confondre femme et féminin. Mais encore une fois, il n'y a pas eu de candidat au départ. Homme ou une (est-ce nécessaire ce « une »?)femme, il faut être capable d'accepter de perdre un peu de soi, de son écriture. Là est la difficulté surtout quand l'écriture est laborieuse et rare (je parle pour moi). Tout à l'heure je parlais de générosité, Malibert c'est aussi une école d'humilité.

Ma : Pour moi qui vis dans une forme de débordement, et cela est un tempérament qui concerne aussi bien le féminin que le masculin, je trouve l'expérience de l'élimination, de la suppression des passages, des digressions, très salutaire. Je n'ai pas l'impression de perdre quelque chose de moi, j'ai la sensation d'aller vers plus d'essentiel, un essentiel défini par trois perceptions, choix et volontés. L'essentiel à hauteur d'humain, c'est toujours relatif ! Donc avec Malibert je m'exerce à différents essentiels !

Bert : On est dans une démarche intérieure, un travail sur soi, une démarche spirituelle…

Ma : … que je relierai (rai ou rais?)à la maïeutique, la transformation donc "naissance" d'un soi toujours "remis à neuf", et puis à l'exercice du dialogue, qui peut faire lever les doutes ; exercice et reconnaissance de l'évidence de l'autre.

Bert et Li_ensemble : Ce n'est pas toujours facile. C'est une entité qui vous surprend et participe d'une ouverture intérieure.

Ma : Démiurgie ? Je dirai (rai ou rais ?)oui. Un peu comme un enfant qui grandit, on le porte, on l'accompagne, il vous habite le cœur, l'esprit et la mémoire ; et depuis le moment de sa naissance, il devient impossible de penser à sa non-existence, sa vie est une évidence, et chaque jour vous nourrissez une pensée pour lui.

Bert : Mais un enfant dont on fait soi-même partie, avec qui on "fait corps", à la différence du démiurge. Faut-il parler d'immanence ?

Li : Je ne serais pas si catégorique bien que l'idée soit séduisante. Malibert reste un auteur qui a trois corps. Une partie seulement de nous le fait exister, même si elle est lourde d'une substance où se mêlent créativité, fantaisie, sentiments, contradictions. Tout ça est très humain.

 

Retour au singulier

Où l'influence des rayons gamma sur les marguerites
est évoquée ; la circulation, dans le travail,
des rythmes et des mots.
Entre le collectif et l'individuel,
l'impact de l'un sur l'autre,
leur possible étanchéité.

Bert : La transformation de notre écriture personnelle. Une transformation tangentielle, parce que j'imagine ce que diraient mes deux amies si elles lisaient mes nouveaux brouillons !

Li : Pas d'étanchéité mais le passage du laboratoire à la "chambre à soi", chère à Bert. Pas de transformation mais, comme dans le sport, de l'entraînement, de l'émulation qui font qu'on devient plus habile. Attention cependant : l'impact qu'ont les mots sur l'autre peut être fâcheux si on n'y prend pas garde. Laisser traîner un mot dont la signification n'est pas maîtrisée peut entraîner des malentendus. Nous avons parlé de générosité, d'humilité, il faut ajouter application.

Ma : Un impact qui se situe dans l'élan de visiter certains thèmes seulement effleurés dans nos discussions. Une influence sensible plus sur le fond que sur la forme. Le terreau d'amitié de Malibert nourrit mon quotidien de pensées positives, de chaleur, c'est une présence forte dans mon environnement.

Bert : Malibert c'est en réalité quatre : Ma + Li + Bert + l'écriture qui produit aussi du sens, qui crée le lien entre nous. On se questionne : pourquoi ces mots, pourquoi c'est important qu'ils soient là ? On est amenées à parler de notre histoire, notre philosophie ou notre sens religieux. On pose notre sac à dos, on le vide là, on étale nos trésors, mais le but c'est pas seulement l'échange, c'est l'écriture. Et l'écriture réciproquement nous nourrit.

 

Malibert, une commune vision du monde ?

Où l'on se demande s'il faut avoir
une même vision du monde
pour travailler ensemble.

Bert : Malibert n'a pas une vision du monde mais de l'écriture et celle-ci, on l'espère, trouve une unité même si elle est produite parfois dans la difficulté. Le lecteur peut y trouver quelque chose qui a à voir avec un voyage dans l'humain. À partir d'une expérience, d'un moment où chaque spiritualité, chaque vécu peuvent se réfléchir et se féconder. Une fois que le texte est écrit, chacune reprend son sac à dos et continue son chemin mais on est passé par cette expérience-là, cette pratique-là et c'est ineffaçable.

Ma : Dans le sac à dos que chacune reprend, il y a toujours un peu des deux autres. Ça ne me semblerait pas possible de faire comme si rien ne s'était passé, écrit. Et dans le sac à dos il y a aussi la promesse de se revoir, de continuer, de se retrouver pour écrire, il y a un stock de méditations à venir et à échanger…

Bert : Je parlerais d'une communion de pensée qui serait plutôt une aspiration au dépassement de soi. Toutefois rien n'a été nommé ou verbalisé, c'est de l'ordre d'une pratique, d'un apport personnel - c'est là-dessus que Malibert exerce son "tranchant" - qui fait coupure avec la pratique du moi-je et refuse à se nommer dans l'écriture (ne serait-ce que parce que souvent elle l'a oublié)(,qui sont « elle et l', ne faudrait-il pas couper la phrase pour une meilleure compréhension et bien accorder l'ensemble?) qui se réapproprie ce qui est devenu "bien commun".

Ma : Une communion de pensée, des principes ou valeurs partagés, mais aussi des expériences de femmes, des épreuves traversées, des devoirs assumés, des attentions, des émotions, des douleurs similaires, pas identiques mais équivalentes. On s'est choisies sans avoir passé d'annonces ni rempli de questionnaires de compatibilité, ça ne s'est pas réfléchi, ça s'est fait dans le flux de nos vies elles-mêmes.

Li : Nous nous étions suffisamment dévoilées, au début de cette aventure, dans nos écrits personnels d'avant pour avoir eu la certitude d'une grande proximité sans laquelle effectivement, rien n'aurait été possible. Cela s'est fait sans discours, ni effusion, très simplement.

 

Comme un air de…

Où l'on s'interroge dans quel registre, finalement, lire l'expérience de Malibert. Sous l'angle analytique,
autour d'une interrogation sur le Sujet
(un sujet, des sujets, pas de sujet, une machine désirante) ? À la recherche de ce qui fait lien : l'écriture et la langue ? Comme la fabrication d'une culture commune,
appelée (pourquoi pas) culture de paix ?
Dans une éthique de la reconnaissance
et de la réciprocité ?

Bert : Il y a circulation entre les sujets, l'écriture et le pôle Malibert. Le désir de chacune de sortir de soi. Ça revient sans arrêt. C'est une vérité qui n'est pas toujours facile à mettre en pratique, même des fois un peu douloureuse, que ce "vœu de mise en commun" et d'ouverture à la part de l'autre avec des allers /retours, certains mots abandonnés, d'autres acceptés. C'est comme accepter l'étranger, l'inconnu, parfois ça grince ou résiste.
Le souci de la place de chacune, la reconnaissance de la différence, l'amitié même dans les désaccords font qu'il n'y a aucun conflit de pouvoir chez Malibert, jusqu'à maintenant en tout cas ! Et le renoncement à soi s'opère dans l'idée d'une avancée, d'un "grandissement".

Li : L'écriture est garante de notre amitié et inversement. Nous avons conscience de la fragilité de Malibert et nous savons que si nous ne faisons pas l'effort de l'attention à l'autre et de l'acceptation, tout peut s'écrouler.

Ma : Si l'on réfléchit à la notion d'auteur, c'est reposant de penser qu'il n'est qu'un instrument, un tuyau de pipe ou un os creux comme le disent les Indiens d'Amérique, il permet le passage, il permet le voyage de la parole, il amplifie au besoin, mais il s'efface. Mon expérience d'écriture au sein de Malibert c'est que je n'ai rien à prouver, aucune réputation d'auteur à y défendre.

Bert : Ce désir d'effacement pour laisser place à la production de l'écrit, au déploiement du langage s'inscrit pour une part dans un questionnement tel que mené par Foucault ou Barthes – mais le particulier chez Malibert c'est qu'il est porté à trois et amplifie la voix.

Li : Et ce qui produit Malibert n'est pas différent du désir de tout écrivain qui se met à sa table de travail.
Dans le sens où le résultat c'est une production de sens harmonieuse, lisible. On écrit aussi pour un lecteur. Ce n'est pas un journal intime.
Ma : Nous ne décidons rien pour le lecteur. Il se trouvera éventuellement séduit (mais sans manœuvre de notre part), surpris, dérangé. Oui, nous serons heureuses qu'un espace se soit ouvert pour lui à l'issue de la lecture, mais rien de tout cela n'est déterminé à l'avance.

Bert : L'écriture est une adresse à l'autre avec un grand A, celui qui pourra, qui aura envie, qui voudra ! Après qu'est-ce qu'on veut ? Je crois pas que ce soit la séduction, c'est plutôt l'étonnement qu'on irait chercher. La fonction de l'écriture est-elle de reproduire des schémas existants ? De créer du nouveau donc forcément de la surprise ? Elle est aussi de transmettre quelque chose d'un vécu, d'une expérience, d'une vision du monde…

 

Où il s'agit de faire,
non pas salon,
mais société

Ma : Faire société, c'est sous-entendre une culture qui nous lie, qui permet à chacune de s'inscrire dans une histoire et une identité, et qui permet aussi qu'on n'y reste pas enfermée. Dans ce sens-là, Malibert est parfaitement une société réussie ! C'est une société forte parce qu'elle invente, et que selon moi elle sera capable de trouver des solutions si jamais des crises devaient la mettre à l'épreuve. Une des épreuves est mon éloignement périodique, je vis à l'étranger plusieurs mois de l'année, et pourtant, nous surmontons ce handicap. Malibert fait société mais j'insiste sur la non hiérarchisation, sur la possibilité pour ses membres d'être auteur de sa propre vie tout en étant acteur reconnu et considéré de la vie commune. Et puis ce n'est pas une société communautariste de repli, ce serait plutôt l'outil, le levier pour une imagination politique innovante !

Ma : Il y a parfois l'idée qu'un auteur accompli a son style ; que ce style est reconnaissable entre tous et qu'une fois trouvé, ce style ne nous lâche plus… Écrire à trois avec trois styles différents, ça ferait collage, pas crédible, ratage, gaspillage… ou bien alors l'establishment conclura que nous ne sommes ni l'une ni l'autre des auteur(e)s accompli(e)s ! Peut-être faut-il sortir de ces clichés et penser aux auteurs comme Volodine ou Pessoa, penser aux nombreuses voix que nous portons en nous, à l'impersonnel de ces voix, à la part archétypale que nous pouvons exprimer ou adresser.

 

Où l'on se demande si, à l'inverse,
l'on n'écrit pas finalement
toujours seul ?

Ma : "Seule en train d'écrire", ça sonne comme solitude essentielle et rappelle les écrits de Blanchot. Seul(e) sans quoi nous ne saurions approcher l'espace littéraire. Une solitude plus essentielle qui ne serait pas le repliement ou le recueillement sur l'individuel. C'est justement ce rapport qui fait jouer l'impersonnel, cet espace où il n'y a personne, c'est de cette façon que le "je", que le "nous" convoque le "on". C'est peut-être une des composantes du nouvoiement, sauf que le nouvoiement est démarche en conscience.

Bert : "On est toujours seul quand on écrit ?". Il y a du vrai là-dedans, c'est pourquoi toutes trois avons besoin d'un retrait, d'être seules face au texte, face à l'écriture, mais en tant que partie de Malibert, toujours dans la relation au collectif. On réagit à ce collectif : il n'y a pas que la solitude, il y a aussi la circulation, l'échange. Une part de solitude qui s'intègre et qui est interpellée par l'écriture collective. Ce qui s'écrit dans le "seul" n'est pas pareil à ce qui s'écrit "dans la tresse" ; l'écriture, branchée sur l'altérité, est sujet et objet de transformation (comment reformuler cette phrase ?). C'est là vraiment la démarche fondatrice : "ça marche" alors qu'il y a peu à voir apparemment entre nous, nos écritures, nos comportements sociaux, mais justement c'est cela qui produit "l'électricité". Parce que l'autre est autre et non un alter ego, la rencontre est possible et pousse chacune à oser être soi-même dans cette confrontation guidée par l'amitié sans laquelle "impossible est la vie".

Li : Bien sûr, je suis seule quand j'essaie de trouver les mots pour capter la beauté de mon cerisier en fleur. De la même façon, quand ces paroles amies, qui font la chair de Malibert, me sont tendues, je suis seule pour aller chercher l'énergie de mots qui prendront non pas le chemin de l'oeuvre personnelle mais celle du collectif pour s'offrir à son tour. C'est une démarche solitaire qui a intégré la dimension solidaire.

 

Un entretien fait sur la base de questions élaborées lors des séminaires de la revue et mené par Arlette Anave, Jeannine Anziani, Odette et Michel Neumayer.