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Juin 2005
Un texte paru dans la revue
Dialogue N° spécial Poésie

A propos du fragment

Dès juin 1984, dans le premier numéro de "Filigranes" vous posez la problématique du fragment, que vous formalisez ensuite comme "une alternative plausible et stimulante à la désaffection des genres littéraires traditionnels"

Dans le numéro 2 de la revue, vous posez l'écriture comme "recherche d'un destinataire au-delà de toute adresse". Aujourd'hui dans la jungle de l'universel discours, ces deux voies s'avèrent toujours aussi fécondes, est-ce optimisme de notre part ?" Certes, de nombreux textes de la littérature contemporaine nous invitent à une lecture par fragments, fractions, bribes et autres découpes. Or il n'y a rien là de très nouveau. Le fragment n'est pas une affaire exclusivement contemporaine. Héraclite déjà, dans l'antiquité grecque, s'y intéressait. Plus proches de nous au début du 19ème siècle, les Romantiques allemands en firent leur credo. Bref, de nombreux philosophes et poètes se sont consacrés à la production d'œuvre d'imagination et de pensée pour lesquelles le non-fini, la présence d'interstices, l'idée de mise en relation sont essentielles.

Soyons clairs : pour nous, membres du collectif de Filigranes (sous-titrée Revue d'écritures), la supposée désaffection des genres littéraires traditionnels n'est pas notre souci. Depuis vingt ans que nous existons, ce qui nous intéresse dans l'écriture de fragment c'est qu'elle modifie notre rapport au temps et à l'espace.

 

Fragments et dispositif

Le fragment appelle son corollaire : le dispositif. Il n'y a jamais de fragment isolé. Un fragment est toujours en relation plus ou moins apparente avec d'autres. Sans cela, ce qu'on appellerait à tort "fragment" ne serait qu'une pièce orpheline lancée sur une trajectoire incertaine. Le fragment s'insère toujours dans un espace dont les dimensions peuvent être variables. Un dispositif, cela va du simple assemblage de quelques paragraphes à l'addition de plusieurs pages, au recueil, au numéro de revue, à l'œuvre. Le dispositif, construction à géométrie variable, ouvre sur une réflexion topologique (partie des mathématiques qui étudie cette notion, a priori intuitive, de continuité et de limite, dit l'encyclopédie).

 

Fragments et temps

Le fragment est aussi une mise en œuvre ponctuelle d'un projet qui le déborde : celui d'un dispositif qui, avant d'être une structure, est d'abord un pari sur l'avenir. En juillet 2004, Edouard Glissant annonce le projet éditorial de l'Encyclopaedia Universalis dont il aura la responsabilité : "Le 3 mâts La Boudeuse, en hommage à Bougainville, va faire le tour du monde en deux ans. Une douzaine d'écrivains sont choisis. Ils s'arrêteront dans douze endroits où vivent 'les peuples de l'eau' qu'on ne peut aborder que par la mer ou un fleuve. Ils vont d'abord remonter l'Amazonie, puis emprunteront le Canal de Panama, aborderont sur l'Île de Pâques puis traverseront tout le Pacifique, où sept peuples seront visités, puis ils remonteront vers les côtes d'Afrique, de Mauritanie. Il y aura Tabucchi, Le Clézio, Alain Bohrer, Chamoiseau, André Velter, moi-même, ainsi que des écrivains qui s'occupent de stratégie mondiale. Ils feront ce qu'ils voudront : récit, songe poétique, correspondance, journal de bord, pour chacun de ces peuples". (Samedi 3 juillet 2004, Le Monde). Les dispositifs qui nous intéressent ont en commun de porter cette idée de projet : une intention de cadre est esquissée, parfois énoncée (on pourrait parler de travail prescrit) ; ce projet donne lieu à diverses élaborations (on dira que c'est le travail réel) ; celles-ci débordent et déplacent utilement l'intention initiale. C'est l'écart propre à toute création humaine, l’imprédictible vivant. Dans le dispositif, les productions partielles s'assemblent, se distinguent et se réunissent. Pourquoi pas à l'infini ? 

 

Aux limites

Qui pourrait dire que le dispositif a une limite ? Elle ne peut être ni spatiale : le dispositif intègre ses propres manques, ses propres marges ; ni temporelle puisqu'il est d'abord intention et anticipation. La quête du sens prend alors une tournure nouvelle : deux niveaux de signification se croisent, celui des fragments, celui de la structure que ces fragments envahissent et parfois débordent. Même non-dite, il y a à l'origine de toute écriture de ce type, non un état, mais une promesse de sens qui reste à déchiffrer.

 

Recul réflexif

Fragments et dispositifs invitent au recul réflexif. Ce ne sont pas là des pratiques créatrices spontanées. Ce sont des constructions mentales et langagières qui plongent le sujet dans la complexité et le réveille des torpeurs d'une création qui aurait pour objet de s'exprimer, de dire le tout sur le tout, en un mot la vérité.

Voilà pourquoi chaque numéro de Filigranes est une aventure : entre le moment de l'intuition (telle formulation, telle accroche ferait un bon titre) et celui de l'action (annoncer des pistes, solliciter des textes, écrire soi-même, retenir la trentaine de textes qui composeront le numéro), des mois s'écoulent. Nous les mettons à profit pour mieux comprendre quelle problématique conceptuelle se cache derrière l'intitulé et en quoi une mise en tension des écrits et des approches est possible ! Vient enfin le moment du montage qui, prenant appui sur les harmonies, les proximités et les rythmes, met en scène les ruptures et les oppositions et propose au lecteur imaginaire un parcours qu'il acceptera ou non…

 

Au-delà de toute adresse

Une expression qui a la densité propre de la poésie. Elle se comprend, se ressent, s'accepte ou se refuse mais perdrait à être expliquée. Nous affirmerons simplement que la poésie excède le champ des relations sociales sans pour autant s’y soustraire. Faite de mots et d'images, elle s'adresse à un lecteur qui seul reste maître d'une pensée qu'il  construit au contact des œuvres. Quel est alors son lieu ? Il est temporaire et multiple, car si nous voyons dans la poésie un espace de liberté, nous pouvons affirmer qu'elle n'a qu'un lieu : tout ce qui se peut se tenir et se soutenir au-delà de tout lieu déterminé, au-delà de toute adresse...

Odette et Michel Neumayer
Pour la revue Filigranes.

 

 

 

 

Je ne souscris pas au grand milieu poétique obligatoire. Je suis pour une bonne petite "niche poétique ", pour le travail entre personnes décidées à produire ensemble, à faire de l'écriture un bien partagé ; à maintenir par le biais d'une revue qui paraît trois fois par an, un lien avec le travail de la langue et de la pensée contemporaine.
         Car le terreau poétique est constitué de toutes ces petites revues qui naissent, vivent et renaissent sous d'autres formes.

                La poésie est une fleur sauvage et vitale, qui s'accommode mal des grandes assemblées, des décrets, des décisions collectives.
 Si elle fait semblant de mourir ici, c'est pour renaître ailleurs et en d'autres lieux, étonnante, touchante, toujours prête à dire ce que les hommes ont besoin d'entendre d'eux-mêmes pour se donner le goût de vivre et d'aimer. Alors, s'il vous plaît, pas de catastrophisme, fut-il poétiquement correct.

Odette Neumayer
en réponse à l'enquête de "Pour un manifeste des nouveaux états de la poésie" initiée par la revue "Aujourd'hui
Poème"
d'André Parinaud

Octobre 2001