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Les chantiers de Filigranes
Lisible ?
Illisible ? |
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(c) Photo :
Anne-Marie Suire |
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Des fleurs et des branches,
forêt du livre,
à la Toussaint, la tombe est vide, la vie illisible,
je prends le train pour Lyon.
"Lire, c'est
comme traverser un champ un jour de grand soleil. Il faut y
poser le pied fermement, une sorte de courage, ou de confiance.
C'est en quoi la nature et la lettre sont du même ordre, nature et
culture puisent à la même source. La lettre s'arrime à la feuille et
le lecteur la suit. Il suit son errance à travers le sens, il est
guidé. Il sait qu'il y a une pente vers plus de clarté. Qu'il y aura
un accord, qui relève plus de la sympathie que de la compréhension.
L'indécision est
là pourtant. Limite fragile de la graphie qui enroule le texte comme
s'il demandait l'impossible, comme s'il y fallait la posture, la
voix, la main, les yeux. Mais la voix, la main, les yeux défaillent
à l'occasion. D'une voix qui hésite on dit qu'elle ne sait pas ce
qu'elle veut. Mais le ton dévoile ce qui la rend tremblante. Elle
chevrote en somme. Comme la chèvre elle sait l'appel de la forêt
mais aussi la corde. Fausse liberté qui peut la faire trébucher.
Elle chuchote alors, elle met le ton au ras du sol. La main aussi
peut trembler devant le geste à parcourir.
Il y a pour elle
un avant et un après. Autrefois elle pouvait tout. Écrire, conduire,
enfiler des chaussettes, remailler des bas... Le grand comme le
petit, rien d'impossible. Est-ce l'âge ou l'interdit ? De quelle
gaucherie doit-elle s'excuser ?
Quand les yeux
s'appliquent à lire, l'exercice est encore plus raide. La lecture
semble échapper à la fosse du temps. Elle rend les yeux plus
exigeants.Ils en veulent plus. Ils veulent voir l'étendue du sens.
L'intérieur comme l'extérieur de soi. « Y voir clair » relève de la
raison plus que des yeux. C'est pourquoi s'y attache une sorte de
honte quand on ne sait pas lire, qui parcourt le temps à l'envers et
à l'endroit, les jeunes comme les vieux.
Il avait
toujours vu clair. Il m'a confié à mi-voix, qu'il avait quelque
peine à regarder les photos que je lui amenais, bonne fille, de ses
petits-enfants. Il s'approchait de la photo avec les lèvres. Il
était clair pour le coup qu'il n'y voyait rien depuis longtemps mais
jamais il n'aurait accepté d'en convenir. Loupes puissantes et
impuissantes de ce jeune homme au pied léger de 93 ans. Depuis
toujours il était lecteur. Sa cécité n'y avait rien changé. Dans la
cuisine, au salon et dans les endroits les plus improbables il vous
poursuivait, récitant des pages entières de poètes latins apprises
dans sa jeunesse au contact de grandes amitiés. Victor Hugo, Sully
Prudhomme, Musset étaient sa religion. La vue ne semblait pas lui
manquer. Il voulait voir en somme ce qu'elle ne regarde pas
nécessairement. Impudique la lecture. Rieur, cet homme sans ses
yeux.
Mon père n'a
jamais eu la voix chevrotante ni la main tremblante. Mais dans sa
dévotion de l'École de la République il m'a bercée de ses aphorismes
et de celui-ci dont j'illustre mon propos et qui a traversé le temps
jusqu'à moi : « On ne lit bien qu'avec le coeur, l'essentiel est
invisible pour les yeux ». Bateau sans doute mais pour quel
voyage ! L'école, berceau du vers et de la rime.
Lecture, rivière
profonde qui court sur notre impuissance avec son bruit d'eau.
Mon père,
emmène-moi sur tes bateaux de rêve pour libérer la lecture comme je
prends le train aujourd'hui vers ta ville d'enfance. C'est affaire
de piraterie, de diamants volés, de coffres mystérieux,
d'ordinateurs maléfiques, de coiffes blanches, d'autres nonnes. Les
quatre vingt rameurs de ta « Galère Capitane » me donneront
la force qui me manque aujourd'hui pour ce deuil sans tristesse qui
est le propre des grandes pertes."
Arlette Anave,
Marseille
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lisible / illisible
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"Est-ce que,
parallèlement à lisible – illisible, je peux noter, facile – pas
facile ?
C’est la première réflexion qui me vient à l’esprit. Tout de suite
la réponse fuse : « non » ! Évidemment ce n’est pas aussi tranché
que la coupe nette de la hache du bûcheron sur le tronc de l’arbre
abattu.
Lisible peut parfois être difficile à lire : trop touffu ou trop de
vide… qui va demander à mes petites cellules grises d’aller dans un
effort cérébral qu’elles n’ont pas forcément envie de faire ; mais
j’arriverai tout de même à terminer cette lecture-ci. Illisible, les
tendres neurones ont bien voulu fournir un certain effort d’un récit
pas spécialement ardu mais malgré ce, le texte me reste
incompréhensible, étranger, comme écrit dans une autre langue dont
je ne possède pas l’alphabet.
Tiens, voici Annie qui vient d’arriver une gerbe de bruyères mauves
dans les bras. Des fleurs pour Fili.
Des
Fleurs
Bruyères sans âge
Pour orner nos
pages
Mon esprit me souffle à présent de tenter l’expérience, à partir de
ces quelques mots, d’un essai d’écriture illisible pour les autres.
Pose, réflexion, expérimentation. Une écriture dont je serai la
seule à posséder le code… sauf que… je me rends compte que cela me
reste impossible ! Mon fonctionnement intrinsèque s’obstine à
organiser les mots, mettre de l’ordre dans les phrases. C’est ainsi.
Ne pas condamner pour autant ce que je trouve illisible qui ne le
sera peut-être pas pour d’autres.
Une page des
bruyères
Annie Fleurs en
bandoulière
Il n’y a rien à faire !
Je n’y arrive pas. Toujours, toujours le sens me rattrape…" Le
phénomène est totalement subjectif !"
Jeannine Anziani
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lisible / illisible
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Lisible / illisible
Il me semble que la poésie – et plus largement la littérature - se
tient dans l’entre-deux de ces deux pôles.
À certains égards, elle est éminemment lisible, elle nous touche au plus
intime de nous-mêmes, de façon immédiate. Elle nous tient par le rythme,
par cette façon qu’elle a de poser les mots sur la page, ou dans la
phrase, de les lancer à la volée, ou au contraire de les retenir, de les
faire se catapulter brutalement ou de les mettre en résonance d’un bout
à l’autre du texte. Elle nous tient par les juxtapositions imprévues,
par les retours insistants, par une brusque déviation dans la syntaxe.
Elle nous tient par son aridité, son dépouillement extrême, qui nous
renvoient dans le nu de la vie, comme dirait Jean Hatzfeld.
Quelque chose dans le poème De désarmé comme ne pas Dans la boue sans issue de vie Pouvoir retrouver du travail
Marcel Migozzi,
Cité aux entrailles sans fruits, Ed. Gros textes, p.28)
le poids de cette casse ou monde en miettes sur la peau
un jour parmi les jours mais aujourd’hui plus lourd après les autres
ça posé là sur la table
on va finir par voir où
bouger encore
Antoine Émaz,
Peau, éd. Tarabuste, p.60)
Elle nous tient par son élan, son flux qui rouvrent tout le champ des
possibles, et réveillent en nous l’ancienne vigueur.
Les brasiers, pleuvant aux rafales de givre, - Douceurs ! – les feux à
la pluie du vent de diamants jetée par le cœur terrestre éternellement
carbonisé pour nous. – O monde ! […] Les brasiers et les écumes. La musique, virement des gouffres et
choc des glaçons aux astres.
Rimbaud, Barbare, Illuminations
Que surgisse une jeune fille à l’odeur de lavande (Char) et on respire
mieux tout à coup.
Mais par là même la poésie, bien souvent, se dérobe. Pour nous atteindre
ainsi, elle condense dans les 14 vers d’un sonnet une multiplicité de
moments, elle serre la syntaxe au plus juste ou elle la perd dans
d’immenses énumérations, elle détourne une préposition de son usage,
supprime des articles, déverse les mots en cascade ou les raréfie à
l’extrême, elle court-circuite les raisonnements et bouleverse les
catégories sémantiques qui organisent notre perception du monde. Elle
peut dès lors sembler illisible, et d’une certaine façon elle l’est,
toutes les fois – et cela nous arrive à tous fréquemment – qu’on cherche
en lisant non pas à avancer pas à pas dans le territoire inconnu où le
poète nous guide par le fil de ses mots, mais à retrouver ce que nous
savons déjà, ce qu’on nous a toujours dit, ce qui traîne dans les
ornières de nos pensées machinales.
La poésie est un peu l’inverse du soleil : plus on s’y expose, plus on
s’y sent à l’aise. L’incompréhension se dissipe parce qu’on tisse des
liens d’un texte à l’autre, qu’on s’approprie des territoires, et qu’on
apprend à comprendre autrement. Mais elle reste aussi affaire de
patience, de relecture, de coopération active, toutes choses que notre
société ne favorise guère.
Lorsqu’on veut en saisir toutes les subtilités, la poésie est souvent
difficile parce qu’elle porte avec elle toute la mémoire des anciens
poèmes, toute l’épaisseur historique du lexique. Rien de moins naïf, de
moins immédiat que la poésie. Les Illuminations de Rimbaud, souvent
considérées comme le jaillissement spontané de l’inconscient, sont en
réalité très composées, et en perpétuel dialogue avec les devanciers ou
les contemporains du poète, les scientifiques de son temps, les mythes
de multiples cultures et les récits bibliques. Mais cette
intertextualité très dense qui caractérise de façon générale la
littérature est compensée dans maints poèmes par une énergie propre, un
rythme, un agencement inédit qui peuvent atteindre le moins savant
d’entre nous aussi bien sinon mieux que le plus lettré. De l’illisible
au lisible, il n’y a souvent que l’existence d’une certaine
disponibilité, que l’attente inconsciente d’une parole qui nous fasse
échapper aux discours répétitifs et prévisibles auxquels nous sommes
quotidiennement exposés.
Il y a donc une tension fondamentale entre lisible et illisible qui fait
l’essence même de la poésie. Il s’y ajoute les différences d’un poète à
l’autre dans le dosage entre langue commune et création personnelle et
notre propre réceptivité, très variable d’un lecteur à l’autre, qui nous
fera entrer de plain-pied dans un texte et rester sur le seuil d’un
autre, pendant très longtemps peut-être, jusqu’à ce que notre évolution
personnelle, d’autres lectures et rencontres nous donnent soudain la clé
de ce que nous croyions impénétrable."
Michèle Monte
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lisible / illisible
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Lisibilité
Je pense à ces textes que je n'arrive pas produire ou alors seulement par bribes, illisibles à quiconque, sauf à moi. Je pense à ce tâtonnement, cette traversée dans le noir. De petits îlots de sens et de lumière laissent penser qu'un texte est possible, mais celui-ci reste en retrait ou s'énonce dans des formes ressassées, autant d'écrans à ce qui pourrait advenir d'inouï. Décourageant, le moment de l'illisibilité ?
Comme si un espace d'expériences et de mots restait verrouillé. Petit corps fragile, sec, décharné, le manque de matière, d'images, de formes rend le texte étique. La lisibilité, une qualité qui ne survient que très tard et parfois pas du tout ? Possiblement.
Je veux défendre l'idée que la poésie est l'un des derniers endroits où une certaine illisibilité est possible, presque de mise (Char). Mais je ne me compare pas. L'illisibilité n'est pas non plus un critère d'éligibilité. Cet argument que certains jettent au visage de la poésie et d'une certaine écriture contemporaine nous renvoie à tout ce que nous n'avons pas (encore) fait pour que la poésie soit plus lue.
Comme si publier les textes des autres alimentait une sorte de coupure de soi à soi. Comme si on ne pouvait être que d'un côté de la barrière, pas des deux. Comme si, impliqué dans la lecture et la promotion des textes d'autrui, on avait d'une certaine manière perdu pied dans ses propres textes.
Michel Neumayer
lisible / illisible
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